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Mens Gratia Artis
14 février 2010

A PROPOS DE SIX FEET UNDER

titre_sixfeetunder

 

    Six Feet Under est à la mort ce que les Variations Goldberg  de Bach sont à la mélodie et l’harmonie : une variation infinie et continue qui déploie, sur différents niveaux et de manière contrapuntique, toutes les subtilités d’un thème, parfois jusqu’à épuisement, et jusqu’au recommencement. Marathon télévisuel macabre, fresque à échelle humaine, il convient de l’envisager comme un ensemble, une partition organique sur pellicule, qu’il faut déchiffrer avec plaisir, puis travailler à nouveau avec application pour en maîtriser la note et l’esprit.

 

ARIA

 

    L’aria, la première mélodie fondatrice, c’est la mort de Nathaniel Fisher, et le retour de son fils du même nom (cela a son importance) à la maison, pour ce qui deviendra un enterrement. L’accident survient sur le chemin de l’aéroport, lorsque Nathaniel père doit retrouver Nathaniel fils. Mais la conjugaison d’une distraction au volant et d’un poids lourd qui ne peut freiner fait manquer la rencontre. La suite de la série ne sera qu’une infinie variation sur les rendez-vous manqués. Est-ce du bois de la mort ou des rendez-vous qu’est faite cette série-partition ? Les rencontres y sont le médium du trépas, car dans cette ode à la finitude de la vie, les rencontres ont cette éclat d’éphémère, de choses qui, parce que l’on a la conscience aiguë qu’elles sont vouées à disparaître, ont déjà passé à l’oubli avant même d’avoir vécu. La rencontre y annonce toujours la mort, parce qu’à la rencontre cède la séparation, et la séparation peut toujours être l’adieu final.
    Les Fisher sont entrepreneurs de pompes funèbre, ils sont de tous les hommes ceux qui sont les plus proche de la mort dans ce qu’elle a d’humain : ils supportent les pleurs, les cris, les ressentiments, les oraisons; et même les plus belles choses qu’ils y voient ont la beauté du tragique, un arrière-goût de nostalgie qui mine et qui pèse. Et lorsque Nathaniel fils doit choisir entre la fuite et l'endossement de l’héritage, bien que cette dernière option soit la plus coûteuse, et le plus longue à accomplir, c’est malgré tout elle qu’il choisit. La partition peut commencer, et le nerfs de la composition, la mort, commence à travailler chaque partie, les met en branle, et regarde toutes les trames s’enchevêtrer jusqu’au final, dans un contrepoint grandiose.

 

TRENTE VARIATIONS

 

    Démarre la liste des rendez-vous manqués. Le règlement des comptes passés : l’absence du frère, les droits à l’héritage, la place dans la famille, l’aria des Nathaniel fils/père, amputée de sa plus vieille moitié, commence sa lente mutation, pour arriver jusqu’à reconstitution. Nathaniel se fond dans la masse, ses aspirations et ses problèmes se noient dans le marasme psychologique de la famille croque-mort. Tout y transpire toujours la mort, et le décès initial de chaque épisode est là pour redonner la tonalité. La proximité cadavérique empêche littéralement les personnages de déployer leur insouciance et leur vitalité : le métier les a doté d’une empathie qui les dévore, qui les abat, et l’on ne pourrait mieux l’illustrer que John Donne: «la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne». Et chaque mise en terre est un peu la leur, parce qu’ils s’en trouvent chaque fois un peu plus diminués, parce que chaque rendez-vous manqué les ampute du peu d’emprise qu’ils ont eu sur leur existence.
    Aux notes courtes que sont les évènements de chaque épisode, qui font avancer l’intrigue, se superpose en fond ce qui sera pour Nathaniel une boucle, ce qui est pour l’aria un renouveau après la déconstruction. Les situations ponctuelles vont déconstruire le Nathaniel fils, pour le remodeler à la ressemblance du père par le contact de la mort. Nathaniel va même jusqu’à frôler la mort; seule une chance inouïe va le faire survivre, et marquer une étape décisive dans sa transformation.
    Le fils devient le père après être passé par la mort, le fils qui par un dialogue au travers du souvenir, va apprendre du père, et fasciné par ses mystères et sa force de caractère, va se rendre semblable à lui. La tonalité biblique devient évidente, non pas voulue, c’est probable, mais comme une preuve de ce que l’art imite la nature et la vie, qui sont à l’image de Dieu.
    Le contrepoint se poursuit, l’incompréhension, les disputes, les morts se succèdent, avec comme seul contraste les amours charnelles, intenses et forcément source de déception, parce que chez les Fisher, Thanatos est toujours là pour rappeler Eros à l’ordre. C’est de lui qu’ils vivent; leur vie est redevable à la mort. Les instants de bonheur ont un goût de «malgré tout», les relations n’ont de force que parce qu’elles sont passées par le feu de l’épreuve, et se dénouent parfois à force de l’avoir trop enduré.
    A mesure que la fin approche, les amours singuliers perdent de leurs force, et l’usure rend la communauté plus forte que les couples. Tout y est dissolu, les vivants comblent l’absence du mort par d’autres vivants (Nathaniel/Lisa/Brenda; Margaret/Bernard/Olivier) tout en continuant à aimer davantage les morts que les vivants, l’empathie prend le pas sur l’esprit individualiste, et il se crée un équilibre fragile de souffrance, de courage et d'abandon, qui attend simplement que la mort y fasse sa part, entre ceux qui sont trépassés, et ceux qui doivent encore attendre.

 

ARIA DA CAPO

 

    Après tant de tribulations, l’aria revient, Nathaniel fils est devenu le père, et il est temps pour lui de manquer son dernier rendez-vous : Maggie, qui commençait à devenir substitut d’une Brenda elle même substitut; Nathaniel a franchi le dernier pas vers la mort, et disparaît brutalement. Le fils devenu le père laisse les vivants orphelins. Par l’accomplissement de sa destinée, et parce qu’il a suivi les traces de son père, il peut délivrer les morts par le souvenir actualisé, et laisser les vivants faire leur vie sur la base des quelques vérités que son existence leur a apporté.

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