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Mens Gratia Artis

22 octobre 2010

Antichrist

Antichrist, de Lars Von Trier

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Réhabiliter les monstres

L'une des idées majeures du dernier film -- chef d'œuvre -- de Lars Von Trier est la réhabilitation des forces pulsionnelles comme fond indiscernable de noirceur, échappant à toute théorisation, à toute objectivation, systématisation. Et d'un point de vue pragmatique, qui échappe à toute intervention thérapeutique "automatique". L'inconscient, cette "nature" intérieure qui se soustrait au fur et à mesure du film à toute anticipation et à toute mesure de contrôle, tend à reprendre sa place comme "phénomène mystérieux", opaque et imprévisible, qu'il revêtait précisément avant que Freud le découvre. Sombre substrat de tout être humain, dont la connotation de sauvagerie incontrôlable perce à travers les mots de ce dernier, "[...]un ça psychique, non-reconnu et inconscient, sur lui chevauche en surface le Moi". Les mots sont tout sauf innocents; la personnalité consciente et rationnelle n'est qu'un esquif balloté par les flots grondants des pulsions profondes. La mise en scène du l'échec du thérapeute-démiurge à contrôler les névroses de sa femme-patiente sert précisément à montrer comment la sous-estimation des forces brutes de l'inconscient peuvent mener à une rupture de la technique psychanalytique avec la réalité: chaque fois que la névrose prend de l'ampleur, chaque fois qu'un acte de violence survient, c'est parce que la technique psychanalytique, trop sûre d'elle, a sous-estimé sa capacité à pronostiquer l'évolution des manifestations inconscientes. Chaque blessure physique est punition du thérapeute présomptueux. De plus, la mise en scène champêtre-horrifique, faisant sortir la technique de la salle de consultation, met en cause la légitimité de la technique thérapeutique hors les murs de son sanctuaire civilisé: que peut la psychanalyse face aux forces brutes et soudaines d'un inconscient tourmenté qui n'est plus enchaîné par les nombreuses procédures et institutions de régulation et de surveillance des pathologies ? On en vient presque à une "opération survie" de la science de l'inconscient, qui devrait sortir du vase-clos du cabinet pour affronter la vie réelle, confronter la théorie à la pratique -- la vraie pratique, semble dire Von Trier, et non pas celle, édulcorée, du monde civilisé qui façonne par ses cadres et procédures une certaine canalisation des névroses. La sanction, discutable sans aucun doute : "Freud est mort, non ?", ou l'aveu de l'impuissance psychanalytique face au traumas sauvages de la vie telle qu'elle peut (exceptionnellement tout de même) se présenter ... science des rêves, mais non science des monstres ?


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Cinéma plasticien

"The work on the script did not follow my usual modus operandi. Scenes were added for no reason. Images were composed free of logic or dramatic thinking. They often came from dreams I was having at the time, or dreams I’d had earlier in my life" (1). De l'aveu même du réalisateur, le maniement des images résulte d'avantage d'une démarche d'artiste, d'esthète et de plasticien que de celle d'un constructeur de récit. Ce qui se manifeste principalement dans les scènes contemplatives où Von Trier fait un usage particulièrement appréciable de la slow motion. Moments de rêverie ou d'égarement, de perte de contact avec la réalité, chacune de ces scènes met le spectateur dans une situation de rupture avec ses attentes à l'égard de la narration du film: une manière de lutter contre notre besoin instinctif de fluidité, de vraisemblance, d'une temporalité filmique calquée sur la temporalité de notre vie. En ralentissant l'image, c'est donc notre exigence d'une objectivité cinématographique, d'un certain réalisme, qui est mise à mal. Là où la démarche devient artistique au sens noble (et expérimental) du terme, c'est lorsque cette rupture est vécue comme un manque, lorsque notre esprit réclame plus de fluidité, plus d'informations, plus de progression dans l'intrigue, qu'il transforme cette attente en angoisse, et que cette angoisse se transmet au corps sous forme d'une nervosité exagérée. Ressentir Antichrist avec son corps, c'est se retrouver physiquement face au propos de l'œuvre: les objectivations et les attentes projetées sur l'objet (que ce soit l'Inconscient ou le film) nous rendent plus vulnérable aux contre-attaques imprévisibles de celui-ci. Et ceci se retrouve en bien d'autres détails ... Le choix de scènes de sexe non simulées est en rupture directe avec nos attentes morales concernant le cinéma: elle remet directement en cause notre classification usuelle, qui est de classer cinéma dans simulation, pornographie dans l'acte réel. Et là aussi, le malaise survient: notre conscience morale se trouve directement interpelée: suis-je en train de visionner de la pornographie, ou de l'art, ou les deux ? Ce qui oblige en dernier ressort notre conscience morale à statuer sur notre expérience de visionnage du film: je ne peux aller plus loin sans faire le choix de classer mon visionnage sous le signe de l'art ou de la pornographie (ou de la pornographie comme matériau artistique); toute impasse sur ce choix est impossible. A un autre niveau encore, la mise en forme de la névrose du personnage féminin comme culpabilité vis-à-vis de sa féminité (directement engendrée par la contemporanéité de l'acte de jouissance sexuelle avec l'évènement de la mort de l'enfant), nous choque particulièrement en ces temps de progrès vers l'égalité des sexes, en ce sens qu'il ressuscite la croyance, pour nous immonde, de l'impureté de la femme. Et le conglomérat de toutes ces images-repoussoir et concepts honteux ne fait que mobiliser tout notre corps pour lui faire ressentir à tous les niveaux la fragilité ou l'arbitraire de ce que notre siècle a forgé comme rapport au corps, aux catégories, aux actes moraux et immoraux ... une expérience esthétique telle qu'on pourrait la vivre face à une grande œuvre d'art contemporain !

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Mythologie

L'aspect mythologique est évidemment présent, puisque le désordre psychique mis au centre de l'intrigue va se manifester pour sa grande part sous la forme de symboles, avant de dégénérer en actes de violences. Leur expression la plus singulière en est la personnification des "trois mendiants" sous la forme d'animaux, qui chacun leur tour incarnent une phase de la dégénérescence du deuil et de la névrose. Une analyse trouvée au détour d'un blog postule l'analogie avec les rois mages, par une sorte de renversement: ils seraient l'antithèse des rois-mages attestant la venue de l'antichrist. Une analyse qui se tient au premier abord, mais qui à mon avis, se cantonne trop à la symbolique chrétienne, qui n'est après tout, dans ce film, qu'une couche superficielle, par laquelle on ne peut pénétrer réellement dans le cœur du message (qu'il soit voulu par le réalisateur ou non). On peine en effet à voir où se situerait la parabole eschatologique de l'histoire, où se situerait la "venue" de l'Antichrist et quel rapport il entretiendrait avec le livre de l'Apocalypse. C'est que cette lecture en forme d'exégèse retombe dans le piège de projeter sur l'expérience cinématographique des attentes qui sont cette fois-ci celles de l'interprète, dont les deux grands travers sont de forcer le matériau de son analyse pour que celui-ci soit le reflet de celle-là, au lieu qu'il se produise l'inverse; l'autre étant d'accorder trop de place au discours, aux concepts, aux idées abstraites, et d'éluder intégralement l'aspect plastique de l'œuvre, tant il est vrai que sa préférence va au texte comme matière, et qu'il nourrit une certaine répulsion pour toute image qui ne serait pas renvoi direct à un concept. Ce qui, nous l'avons vu, serait un véritable contre-sens, qui chercherait à user d'une technique de lecture et de perception sur un film qui précisément les dénonce. Pourquoi ne pas laisser les trois mendiants, Douleur, Désespoir, Peine, ne symboliser que les étapes successives du désordre psychique d'un personnage particulier, en résistant à la tentation de les abstraire dans la mise en forme d'un message adressé à l'ensemble de l'humanité ? Cet interprète le dit lui-même à propos d'Antichrist: "Dans ce film aussi quelques vérités sont dites sur les hommes…", qui n'est autre que l'aveu de la recherche forcenée, obligatoire, d'une thématique philosophique universelle. Comme si la valeur d'un film dit "artistique" ne se mesurait qu'à l'aulne de son contenu manifestement philosophique ... J'avance pour ma part l'hypothèse qu'une expérience productive et intense de cette œuvre ne peut se faire que si l'on laisse les images nous saisir, les mots résonner en nous, en laissant l'Inconscient du film communiquer directement avec le nôtre: écouter comme un analyste, expérimenter comme un esthète, en somme.


1. Lars Von Trier, Director's Confession, dossier de presse d'Antichrist au festival de Cannes

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4 octobre 2010

Cycle Nietzschéen : 4. Clôture

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Francisco De Goya Y Lucientes - Le préau des fous, 1794


"Le désordre est simplement l'ordre que nous ne cherchons pas"

Henri Bergson, La pensée et le mouvant

Cycle Nietzschéen : 4. Clôture

Voici déjà venu le moment de mettre un terme à cette réflexion. Et pour cause, le cycle se mue en habitude - donc en facilité - et menace de devenir système. Chose qu'on ne saurait tolérer si l'on souhaite rester un tant soit peu fidèle au marteau nietzschéen. Peu de choses furent découvertes, davantage furent détruites, c'est à la fois une déception et la plus grande leçon que l'on puisse retirer de l'œuvre: se défaire de ses fausses conceptions est tellement sain que c'en est presque constructif, constitutif ...
Que faire désormais sinon refermer Humain, trop humain - tout en le gardant à portée de main, et se lancer à corps perdu dans l'arène philosophique, l'esprit assaini par une toute nouvelle méfiance envers ce qui prétend à être univoque. "Toute vérité est une route tracée à travers la réalité", dirait Bergson; le moins que je puisse faire est de tenter d'écrire et penser sans trop défigurer le paysage.

12 septembre 2010

Cycle Nietzschéen : 3. Les outils d'auto-analyse

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Ivan Kramskoi, Le Christ dans le désert, 1872

Cycle Nietzschéen : 3. Les outils d'auto-analyse

Que vous sert de raisonner profondément sur la Trinité, si vous n’êtes pas humble, et que par-là vous déplaisez à la Trinité ?
Certes, les discours sublimes ne font pas l’homme juste et saint, mais une vie pure rend cher à Dieu.
J’aime mieux sentir la componction que d’en savoir la définition.
Quand vous sauriez toute la Bible par coeur et toutes les sentences des philosophes, que vous servirait tout cela sans la grâce et la charité ?
Vanité des vanités, tout n’est que vanité, hors aimer Dieu et le servir lui seul.
La souveraine richesse est de tendre au royaume du ciel par le mépris du monde.


L’imitation de Jésus-Christ, Livre premier, Chapitre 1.3 


« L’Imitation de Jésus-Christ est le plus beau qui soit parti de la main d’un homme, puisque l’Évangile n’en vient pas », a écrit Fontenelle. Et en voilà tiré une injonction à double tranchant, pour le philosophe d’une part, pour l’homme de foi de l’autre. On s’étonnera de voir notre voyage nietzschéen faire escale dans cet ouvrage de Kempis, qui, bien que d’ambition réformatrice, n’en reste pas moins une vision profondément pieuse et ascétique. Mais il me semble que dans ce passage qui est l’un des premiers, se joue déjà un entrelacement entre la critique nietzschéenne de l’ascétisme aveugle et la volonté chrétienne de raffermir sa pratique de l’Évangile.
Que sert de raisonner profondément si cette attitude agit comme un masque, par lequel vous imaginez être soustrait aux regards de Dieu et des hommes ? Voilà bien une remarque qui ne déplairait pas au philosophe au marteau. En effet, ce qui est attaqué ici, ce n’est pas tant la vanité du raisonnement philosophique, qui serait, comme dans d’autres ouvrages, blâmé pour son manque d’humilité, pour son refus de se restreindre aux bornes fixées à son savoir, que la construction par l’homme d’une illusion qu’il choisit, consciemment ou non, de transformer en vérité pour se prémunir de la sentence du réel (ou de Dieu) à l’encontre de sa propre conduite. C’est bien la tendance de l’homme à se cacher derrière des artifices intellectuels qui pointée comme faute. Le raisonnement sur la Trinité, comme sur toute autre chose divine, est dans la culture biblique l’apanage des doctes, ce qui est loin d’être un défaut, bien au contraire — combien de fois fût louée la sagesse de Salomon ? La véritable arrogance, le véritable péché, c’est d’ériger sa réflexion comme un voile sur ses propres manquements à la morale. Le fossé creusé entre théorie pratique, si il n’est pas assumé, déplait à Dieu parce qu’il fait passer le beau parleur pour «juste et saint».
D’autre part, ce passage nous rappelle à quel point il est nécessaire de questionner nos valeurs pour en connaître leur source, ainsi que la force qu’elle son acquis sur notre âme. En favorisant le discours et le raisonnement par rapport à la pratique, je place comme valeur suprême de mon existence la hiérarchie sociale et le regard des autres. Si le discours sublime me paraît la marque de la vertu, chez les autres, mais surtout chez moi, c’est que le regard extérieur a pris suffisamment d’importance pour pouvoir supplanter le regard de Dieu, autrement dit mon regard intérieur, ma conscience. Le discours est prisé parce qu’il dupe la conscience, en lui faisant croire que les beaux discours émanent du plus profond de l’âme, et donc que ces convictions verbalement énoncées, sont celles qui reflètent le mieux la qualité de notre âme.
«J’aime mieux sentir la componction que d’en savoir la définition». Voilà une précieuse mise en garde. Car une fois le discours érigé en valeur suprême, la définition théorique, les choses en soi, impalpables et invérifiables, acquièrent plus de valeur pour nous que la pratique effective de la vertu qu’elles ne servent finalement qu’à nommer. Il aurait plu à Nietzsche de souligner cette idée fondamentale que nommer la vertu par son nom n’a jamais appelé la vertu à se manifester effectivement. Nous sommes ici en présence d’une conception inconsciemment «magique» du discours, qui doit beaucoup à Platon et à la rumination de ses préceptes. La parole magique, maïeutique, est sensée faire agir vertueusement celui qui parvient à la connaissance théorique de l’idée de Vertu. On n’agit mal que par ignorance. Et quelle erreur fondamentale ! Si connaître la définition ou l’idée de vertu nous dispense de faire l’effort de la mettre en pratique, on peut légitimement voir la pratique du raisonnement philosophique comme un obstacle à une vie véritablement vertueuse. Mieux vaudrait s’attacher à la vie vertueuse elle-même, qui est essentielle, plutôt qu’à sa définition qui n’a de valeur que lorsque l’objet est déjà possédé. Que me sert en effet de savoir nommer le pain si je n’en ai pas et que je me meurs de faim ? Alors qu’à l’inverse, un estomac vide se contentera bien assez du pain lui-même sans savoir comment on le nomme, même si la définition est un luxe non négligeable.
Mais n’imaginons pas que seuls soient visés les philosophes ! Car la communauté chrétienne regorge de constructeurs d’apparence, de la cohorte des «ajouteurs au mensonge» comme les surnomme Nietzsche. Ce qui vaut pour le raisonnement vaut également pour l’hypocrisie et la fausse vertu. Car que sont celles-ci, sinon un discours de l’apparence ? Celui qui s’emploie à mimer les vertus qu’il ne possède pas en propre ne diffère en rien de celui qui nomme vainement les réalités qu’il n’honore pas. Il place pour plus important le regard de ses frères que celui de Dieu Lui-même.
Ce passage est donc une extraordinaire et profonde invitation à la refonte de nos valeurs, qui peuvent si facilement se corrompre tout en gardant leurs atours de vertus. Nous sommes encouragés à une constante auto-analyse de nos comportements de vie, afin de toujours préserver cette hiérarchie capitale entre le regard de Dieu et le regard des autres. Et ainsi ne pas se méprendre sur la tonalité finale, particulièrement ascétique, qui est tout aussi mal comprise que le sont les injonctions de Paul à se tourner «vers les réalités d’en haut». Il ne nous est pas demandé de mépriser la vie, le réel, et ne n’attendre que de revenir à Dieu en se préservant de tout contact avec la réalité laïque; mais au contraire, de préserver cette hiérarchie fragile et fondamentale qui sépare les hommes vertueux des faux serviteurs. On pourra ainsi voir «L’imitation de Jésus-Christ» comme un précieux outil d’analyse pour préserver son hygiène spirituelle, au même titre qu’un «Humain, trop humain», dont les constantes remises en causes des présupposés cachés dissimule, sous les traits de l’antéchist, un précieux alliés dans la progression vers la sainteté.

 

12 septembre 2010

Cycle Nietzschéen : 2. Foi et auto-critique

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Caspar-David Friedrich, Croix devant la Baltique, 1815



Cycle Nietzschéen : 2. Foi et auto-critique

    «Mais séjourner au beau milieu de ce rerum concordia discors ainsi que de toute la prodigieuse incertitude et ambiguïté de l’existence et ne pas poser de questions, ne pas vibrer du désir et du plaisir de poser des questions, peut-être se divertir platement sur son compte — voilà ce que je ressent comme méprisable, et c’est ce sentiment que je recherche en premier lieu chez chacun : — il y a une folie qui ne cesse de me persuader que tout homme possède ce sentiment, en tant qu’il est un homme. C’est mon genre d’injustice»
                                Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 2



    Il ne fait pas bon avoir l’esprit analytique lorsque l’on est chrétien, tout du moins lorsqu’on ambitionne de vivre en communion fraternelle avec ses semblables; lorsqu’on veut fréquenter une église. La valeur de cet esprit se mesure à l’ampleur de son questionnement: il est un don de Dieu lorsqu’il est employé pour l’exégèse, lorsqu’il permet de relever toutes les finesses des Écritures Saintes; mais il est une malédiction lorsqu’il cherche à comprendre la foi elle-même. La foi n’aime pas se faire analyser.

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Pourtant, la foi et son histoire sont une source d’informations inépuisables pour comprendre et agir dans une société pieuse. Alors que notre époque nous offre tant d’outils si aiguisés pour disséquer chaque parcelle de nos convictions, comment se refuser le plaisir de s’extraire de son état de docte ignorance, et de mettre nos convictions à l’examen de leur propre développement ? Si j’osais dire que ce sont nos propres frères, je ferais ressurgir en moi cette impression de ne faire que critiquer cette foi que pourtant je professe. Mais c’est là tout l’intérêt de l’analyse, que de prendre progressivement conscience du fossé qui sépare le message de la construction intellectuelle et institutionnelle qui s’y est surajouté.
La mise en avant de cette dualité semble enfoncer une porte ouverte: tout cela paraît d’un banal effrayant. Mais la capacité des chrétiens à ne pas poser de questions, à ne jamais remettre en cause, et à assimiler léthargie et humilité, nous rend la tâche bien difficile, et même la reconnaissance de cette évidence peut coûter bien de l’énergie. Bien sûr, certains sont prêts à le reconnaître jusqu’à un certain point: le monde protestant est extrêmement friand de cette distinction entre vie chrétienne et institution — n’est-ce pas une bonne manière de damer le pion à l’Eglise Catholique ? Mais lorsqu’il s’agit de reconnaître qu’une bonne partie de ses convictions émane de préférences individuelles qui se sont installées, traditionnalisées, puis transmises comme des vérités, il ne reste généralement plus grand monde. Les croyants préfèrent bien souvent ignorer la part de mensonge en en appelant aux «voies impénétrables de Dieu» que de plonger leur regard au plus profond de leurs convictions pour en identifier tous les ajouts, toutes les faussetés. Nul doute qu’ils prennent ce renoncement pour une forme de courage et de confiance; comme un homme qui serait trop effrayé à l’idée d’accomplir un acte qui lui coûte mais l’attire, et qui parviendrait à se convaincre que son renoncement n’est qu’une forme particulièrement humble de courage: il épouse la volonté divine en refusant de faire ce qu’il désire; pourtant, ce n’est rien d’autre que la peur qui le retient, et celle-ci n’a rien de particulièrement divin. Ainsi en est-il de ces questions difficiles, que l’on préfère laisser de côté «parce qu’elles sont insolubles», et non par manque de courage ou de probité ...
Dès lors qu’on entend poser ces questions, on doit se préparer à être seul ou presque. La fraternité ne s’exerce que dans les limites de l’acceptable, et tout ce qui risque de faire vaciller cette tout de Babel épistémologique qu’est le christianisme actuel excède les limites de l’acceptable. Ne nous demandons pas pourquoi les églises africaines de culture africaine développent une sensibilité charismatique qui n’est qu’un animisme déguisé en foi chrétienne, pourquoi les pentecôtistes américains semblent tant en phase avec cette culture du spectacle qui est la leur, pourquoi les catholiques s’enlisent dans le légalisme, et les évangéliques dans la glorification du vécu personnel au détriment de l’ouverture réelle aux autres ... Toutes ces questions vont déjà bien trop loin pour le chrétien lambda, il y a longtemps qu’il a cessé de vous écouter.
    Si je fais le choix de continuer, c’est pour endosser ce rôle — solitaire entre tous — que Nietzsche nommait le «médecin de la civilisation», et qu’il appelait de ses vœux. Je dois accepter que les innombrables diagnostics que je pourrais formuler au cours de ma vie, quand bien même ceux-ci me paraîtraient d’une pertinence éclatante, devraient rester uniquement miens. Il ne réside que peu de chances d’être un jour écouté et compris par quelqu’un, tout au plus est il permis d’espérer faire changer l’autre d’un pouce de sa conviction. Je dois accepter que ce corps christique malade qui s’agite devant moi, à qui je ne souhaiterais faire prendre qu’une aspirine — dosage à la mesure de ma force et de l’étendue de ma pensée — non seulement refuse ma prescription et nie sa maladie, mais plus encore tente de me faire croire que c’est lui le médecin et moi le malade, qu’il possède le pouvoir de me soigner en me contaminant : — je n’ai qu’à le laisser faire pour être à nouveau assimilé à la norme de santé qu’il chérit tant.
Quel intérêt, se demande-t-on, de s’épuiser ainsi à contre courant? Mais si c’est la possession d’une probité intellectuelle qui nous caractérise, n’est-ce pas un devoir, voir même une nécessité vitale que de l’exercer, ne serait-ce que pour entretenir cette étonnante singularité ?


***


Mais il ne s’agit pas que de se plaindre, comme si cette solitude n’était que fatale malédiction. Car c’est pour Nietzsche un sujet de joie que de se sentir le gestateur d’une mission parmi les hommes: «Ce qui m’est arrivé [...] doit arriver à tout homme en qui une mission veut prendre corps et venir au monde» (Humain, trop humain I, Préface § 7). Tout comme Paul de Tarse, qui se dit «mis à part dès le sein de sa mère», celui qui ressent cette solitude n’en est pas amer — c’est la certitude d’une mission qui le console du poids de son fardeau. Il ne s’afflige donc pas de devoir faire lui-même les réponses à ses questions lorsque tous les autres refusent d’y répondre, il ne s’afflige pas d’être parmi les amoureux d’une art et d’une pensée abandonnés et inconnus de tous. Et aucun effort ne lui coûte tellement de peine qu’il lui fasse renoncer à sa mission, à son «destin».
Voilà quelle est la place d’un tel être dans la société des hommes, qu’ils soient croyants ou non. Il ne faudrait pas vouloir m’accuser d’antichristianisme lorsqu’on voit que j’en fais ma cible principale: il n’en est ainsi que parce que je souhaite voir venir à la raison et la santé ceux qui me sont le plus cher. Malgré toutes les déceptions que les «individus croyants» m’ont fait connaître, j’ai acquis l’intime conviction que le christianisme a été, et demeure un élément essentiel de l’histoire en marche de l’humanité. Le christianisme a civilisé (à grand peine) cette espèce brutale entre toutes, et l’a élevé à ce rang de civilisation qui a permis l’émergence de tout ce qu’il y a de plus beau et de plus cher à nos yeux. Les Lumières-mêmes n’auraient sans doute vu le jour sans que le terrain leur fût préparé, et je suis persuadé que les maux qui menacent désormais cette civilisation, que ce soit le nihilisme annoncé par Nietzsche, ou quelque chose d’encore plus profond et insidieux, ne trouveront pas d’adversaire plus inflexible que Jésus-Christ.
La croyance est répandue, selon laquelle les épreuves à venir annoncées dans l’Apocalypse seront reconnues par tous lorsqu’elles se présenteront, et plus encore, que leur coloration sera si clairement spirituelle qu’aucun chrétien ne pourra douter du fait qu’elle est venue pour lui, pour les croyants uniquement. Mais celui qui nourrit une opinion aussi naïve doit avoir une bien basse opinion de Dieu et de ses desseins, pour s’imaginer que Celui-ci nous facilitera la tâche. Ces tribulations seraient un fardeau bien trop léger pour le Corps du Christ, si elles étaient adoucies par la certitude que cette épreuve est la bonne, l’épreuve décisive; que si l’on tient bon, le Christ reviendra bientôt comme il nous en a assuré dans la suite. Une telle épreuve n’est pas une vraie épreuve, dès lors qu’on peut en entrevoir la fin avant même qu’elle ait commencé. Tout ceci n’est encore qu’un préjugé forgé par des années, des siècles de lectures littérales de la Bible, qui voit dans chaque image une vérité simple et claire, sans symbolique, sans métaphore. La réalité terrestre, elle, est avare en métaphore, et ce qu’elle présentera comme épreuves sera sans doute suffisamment en décalage avec l’agréable symbolique biblique pour en ébranler plus d’un — mais n’est-ce pas ce qui devrait arriver selon les Ecritures ?


***


Pour clore un moment ce travail de sape, qui n’est qu’un préalable à toute pensée rigoureuse sur le sujet, j’aimerai en quelques mots brosser le tableau d’une nouvelle conception de la vie chrétienne, qui en finirait avec les travers inconscients, les névroses obsessionnelles antibilbiques, ou tout du moins en aurait conscience, et pratiquerait assez régulièrement et sincèrement l’analyse pour se construire une identité plus forte.
Premièrement, ce christianisme prendrait totalement conscience — et pas partiellement, comme c’est le cas aujourd’hui — que l’histoire de l’humanité et de la foi est construite par des hommes, et que cette histoire, plus que tout, porte la marque de leurs travers. Qu’une portion considérable de ce que nous a légué la tradition de la foi —et ceci ne concerne de loin pas que les catholiques — s’apparente davantage à des extrapolation partialement ascétiques qu’à de véritables commandements de Dieu. Cela, j’y reviendrai plus tard.
Deuxièmement, ce christianisme ne serait plus effrayé par la vie et ses pulsions. Elle prendrait en compte les aspects physiologiques et biologiques humains irrépressibles sans les classer catégoriquement, et un peu facilement, dans les «marques du péché». Ce qui lui permettrait de gérer plus efficacement les problèmes divers liés à l’humanité de l’homme, sans avoir à creuser entre homme réel et homme de foi un fossé qui meurtrit le corps, rendant ainsi l’âme aigrie par tant de frustration. Ce sont de telles violences faites à la corporéité humaine qui engendrent des caractères aussi douteux et si faussement pieux parmi nos semblables, et il serait à parier que la fraternité connaîtrait un regain de santé si le corps blessé ne lui faisait plus obstacle.
Troisièmement, et comme conséquence élargie du second point, ce christianisme cesserait de s’enfermer dans sa tour d’ivoire ascétique, de se couper du monde, et de nourrir méfiance et mépris à l’encontre de toute culture laïque, comme si celle-ci était fondamentalement incompatible avec lui.
En voilà déjà assez pour jeter les bases d’un long travail d’analyse de la culture chrétienne, que je continuerai de mener autant qu’il me sera possible.


8 septembre 2010

Cycle Nietzschéen : 1. Sur le fondement d’une critique chrétienne de l’Art

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Caspar-David Friedrich, Coucher de soleil, 1830.


Cycle Nietzschéen : 1. Sur le fondement d’une critique chrétienne de l’Art

    Sans doute, avant même de penser à proposer de nouvelles pistes d’articulation entre l’Art et le christianisme, faut-il poursuivre un peu plus avant le diagnostic, tâcher tant bien que mal de dénicher les présupposés erronés qui sont à la racine de tous les dysfonctionnements actuels. Et parmi ceux-ci, il en est sans doute un particulièrement tenace et inattaquable, à savoir le fondement du discours chrétien en matière d’Art.
    Il semble en effet acquis pour tous les moralisateurs et autres diagnosticiens du déclin de l’Art que la Bible, en tant que Parole de Dieu, possède toute autorité pour juger de l’intégrité, et par conséquent de la qualité d’une œuvre d’Art. Mais à bien y regarder, il appert rapidement que ce n’est pas le cas, une fois effectué le constat problématique que la Bible ne dit pas un seul mot sur l’Art. Les rares emplois du champ sémantique de la création artistique se rapportent à l’artisanat, et se situent presque tous dans le Lévitique. L’activité artistique est dramatiquement ignorée ! Laissons à ceux que la foi a poussé au désamour du champ artistique en déduire le caractère superfétatoire de ce dernier, il subsiste peu d’espoir de les convaincre du contraire — et c’est sans doute ce qui explique la médiocrité de la création chrétienne actuelle. Mais pour ceux qui considèrent encore, à contre-courant, que l’Art est le couronnement de l’existence, il est primordial d’opposer une réponse construite à cet obscurantisme nde plus en plus répandu.
Il convient quoi qu’il en soit, en préambule de tout examen du fondement de la critique chrétienne de l’Art, de bien noter que celle-ci n’a pu se développer qu’uniquement parce que la majorité des hommes — chrétiens y compris — est incapable de comprendre et d’apprécier une œuvre d’Art. La légitimité, l’intérêt de l’Art pour l’humanité lui échappe, et ce n’est qu’en décidant d’universaliser son absence de sensibilité qu’elle en est venue à envisager l’amputation ou la mort de cet objet qui lui résiste. Cette volonté de réduire, de plier l’Art à un usage propagandiste, s’origine dans un ressentiment, qu’on a pris toutes les peines à camoufler. D’aucuns objecteront que c’est mal juger une religion qui a tant fait pour l’avancement artistique — il n’y a qu’à considérer les nombreuses initiatives de mécénat du Vatican pour s’en convaincre — , mais il ne saurait ici s’agir d’une attitude désintéressée. Le rapport entre l’Art et l’Eglise doit absolument être apprécié à l’aulne des bénéfices politiques et sociaux retirés par les pieux mécènes: les murs du Vatican ne sont remplis d’œuvres d’art que parce que celles-ci permettaient d’asseoir la domination politique et culturelle de l’Eglise dans le monde temporel. Et aujourd’hui encore, même dans les plus petites communautés chrétiennes occidentales, l’acceptation de l’artiste au sein des croyants ne se fait-elle pas parfois — souvent ? — dans le but de rendre l’église plus attractive, plus vendable ? La probité exige de reconnaître que la majorité des opposants à l’Art n’œuvre que parce qu’un ressentiment d’origines personnelle et constitutionnelle, voire même physiologique — le manque de finesse, de sensibilité et de créativité —  lui dicte sa conduite.

***

Il est déjà difficile de conserver l’espoir d’une critique pertinente de l’Art, étant données les motivations subjectives qui la sous-tendent. Et la suite nous donnera bien d’autres raisons de le faire. Examinons donc la critique chrétienne de l’Art, qui s’organise autour de deux axes majeurs : la critique éthique et la critique utilitaire.
    La critique éthique met en avant l’immoralité qui s’est emparée de l’Art au moment de la modernité, et en déduit que ce type d’Art est non seulement inutile pour le chrétien, mais plus encore, que cet Art s’avère néfaste pour l’ensemble de l’humanité, en ce qu’il travaille à la banalisation du vice et au renversement des valeurs chrétiennes. Cette critique se fonde, et à bon droit selon nous, sur le rôle pédagogique que l’Art doit tenir dans la civilisation; un Art décadent ne peut mener qu’à une civilisation décadente. Car depuis l’aube de l’humanité, c’est bien l’Art qui a instruit les hommes — Homère n’a-t-il pas été surnommé «l’éducateur de la Grèce» ? — et les dérives immorales d’un outils pédagogique si précieux font craindre pour la qualité de l’éducation des générations futures.  Mais comment au juste sommes-nous éduqués par l’Art ? C’est avant tout parce que l’Art est, dans son essence même, critique, intransigeant avec les défauts de l’homme qu’il met en lumière de la manière la plus claire qui soit. Mais ce que les chrétiens ont oublié — défaut de probité, à nouveau — , c’est de considérer que l’Art dans sa critique n’épargne personne; il est une arme qui peut très vite se retourner contre celui qui l’utilise; il ne peut être usé par des personnes pieuses pour édifier des personnes pécheresses. Dans son essence-même, l’Art est critique de tout et de tous, du spectateur comme de l’auteur, des anciens comme des contemporains. Les transgressions de la modernité ne sont-elles pas finalement une réponse directe à l’hypocrisie et à la malhonnêteté des religieux de tous bords ? Et c’est sans doute «l’oubli» de cette portée gigantesque de la production artistique qui empêche les chrétiens bien-pensants de trouver, dans cette dernière, matière à leur propre édification. Les atours d’immoralité dont se pare l’Art d’aujourd’hui ne peuvent-ils mener à l’exaltation de la vérité biblique ? C’est la question que Paul pose en Romains 3:7, lorsqu’il demande: «Et si, par mon mensonge, la vérité de Dieu éclate davantage pour sa gloire, pourquoi suis-je moi-même encore jugé comme pécheur ?»
    Pour ce qui est de la critique utilitaire, il est avant tout question de l’intérêt pratique — immédiat —  de l’Art. Dans une vie chrétienne qui doit être entièrement dédiée à la préparation du Royaume de Dieu, quel valeu peut bien avoir cette pratique, étrange entre toutes, qui nous expose des artefacts inutiles, souvent obscurs, et qui bien entendu, ne «ramènent pas beaucoup de brebis égarées au bercail» ? Qu’une toile de maître italien nous procure le plaisir certain de la Beauté, «manifestation de Dieu dans les œuvres des hommes», passe encore, mais qu’en est-il d’une œuvre de Marcel Duchamp, des frères Chapman, etc. ? Si même les œuvres à la recherche du Beau absolu, du «Beau en soi», sont souvent décriées par ces chrétiens pour qui «les merveilles de la Création» valent plus que toute œuvre humaine, comment l’Art au sens moderne ou contemporain du terme pourrait-il trouver sa place dans le système de pensée chrétien ? Nous devons à nouveau nous prémunir contre les présupposés souterrains qui cadrent notre pensée, car là encore, l’attitude chrétienne doit plus à la culture ascétique qu’à l’Évangile tel qu’il s’offre à notre compréhension. Et pour bien commencer faudrait-il tordre le cou à cette idée d’une hiérarchie indépassable entre Création divine et création humaine. La «beauté de la Nature qui surpasse toute chose» est certes l’une des poncifs de Cantiques les plus courants, mais il ne repose sur rien de textuellement vérifiable. Affirmer qu’une chaîne de montagnes enneigée sera toujours plus belle et plus louable qu’une statue grecque est un choix humain, et non divin. L’idée même de comparer la Nature et la production artistique est une idée saugrenue qui fût créée par l’homme à cause de la proximité de l’expérience esthétique que peuvent procurer ces deux types d’objets. Mais vient-il aux chrétiens l’idée de comparer la Création et des cantiques, et de dire «Oh, mais cette montagne sera toujours plus belle que n’importe quel Cantique !» Cela paraît une absurdité ! Pourquoi alors effectuer une telle comparaison vis-à-vis de l’Art, si ce n’est pour le dévaluer, et le rappeler à la place inférieure qu’on lui a assigné ? Cette infériorité du produit de l’Art n’est que le fruit d’une déviance ascétique moyenâgeuse, qui fût remise en cause de manière pratique avec la Renaissance, puis de manière théorique avec Hegel. La proposition de Hegel, selon laquelle un produit de l’Art sera toujours supérieur à la Nature parce qu’il réalise une première synthèse entre matériel et spirituel, si elle ne doit pas forcément susciter notre adhésion, doit au moins nous faire prendre conscience que d’autres types de conceptions sont envisageables au sein d’une pensée chrétienne.
    Une fois ce premier danger écarté, il nous reste à comprendre comment l’apparente inutilité de l’Art peut bien s’articuler avec une foi chrétienne toute tournée vers l’action au service divin. Car outre l’idée selon laquelle l’Art est responsable de l’éducation morale des jeunes générations, il est une autre idée dominante, selon laquelle l’Art est un moyen privilégié de «ramener des âmes à Dieu», autrement dit, qui considère l’Art comme un outil d’évangélisation, au même titre que la communication visuelle. Cet usage propagandiste est le moyen le plus simple — d’aucun dirait le plus basique —  que l’on ait trouvé pour inscrire l’Art dans la démarche chrétienne. Il est bien évident que les amateurs d’Art n’ont pas attendu notre époque pour s’élever contre un tel réductionnisme, mais celui-ci se répandant de plus en plus, il est à craindre que ce soit l’une des opinions qui doivent être combattues avec le plus d’énergie dans les temps à venir. Comment convaincre la partie adverse que ce qu’elle appelle l’Art n’est que de la communication visuelle prosélytique, qu’elle n’est qu’un pendant spirituel d’une société qui ne cherche qu’à convaincre pour vendre, ou pour acheter jusqu’à la croyance de l’individu ? On pourra bien discuter des siècles de la définition exacte de ce qu’est l’Art, il nous est tout de même permis d’avoir cette certitude négative que l’Art n’est pas ce que la propagande chrétienne en fait. Une production qui se réduit à mettre l’Evangile en image, sans le questionner, le mettre en perspective, n’est finalement rien d’autre qu’une pâle illustration, un succédané graphique qui n’effleure même pas la richesse du texte qu’il entend révéler.

***

Comme on peut s’en rendre compte, entreprendre de penser le rapport chrétien à l’activité artistique peut sembler s’apparenter à un diagnostic sans fin des erreurs et préférences inconscientes que deux mille ans de pensée chrétienne ont contribué à forger, souvent pour le pire. Sur le plan théorique, il nous est sans doute permis d’espérer arriver au terme de la tâche, mais il est plus que douteux que les conclusions parviennent à convaincre l’Esprit chrétien souvent si prompt à se fixer des cadres rigides qu’il refuse de remettre en cause. Tout choix inconscient n’est pas erreur, mais inspiration; toute ambiguïté n’est pas douteuse, mais à prendre avec confiance et humilité — seulement si celle-ci est en faveur de la foi. Tant d’obstacles à une réforme de la perception de l’Art qui ne pourra se faire que chez quelques individus dont l’amour de la création artistique est assez fort pour motiver une lutte sans fin contre les raccourcis de pensée et les névroses souterraines. Et cette espèce d’hommes est toujours assez rare.

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8 août 2010

Nouveau départ

nietzsche_2
Nietzsche, se créer liberté - Illustration de Maximilien Leroy , Le Lombard

 Deux semaines de vacances vont interrompre mon activité sur ce blog; n'ayant pas la faiblesse de m'imaginer des lecteurs, cette note fera seulement office d'engagement face à moi-même. Tout d'abord, engagement à entamer un nouveau cycle de réflexion plus intense et plus approfondi sur la conception nietzschéenne de l'Art. La Naissance de la Tragédie étant le seul ouvrage d'esthétique valable ayant pour l'instant croisé mon chemin, je prend cela comme une sorte d'hommage, de devoir, de faire de cette influence davantage qu'un émerveillement béat, et comme un défi personnel d'admettre et de revendiquer tout ce que ma sensibilité reconnaît en Nietzsche en dépit de ma foi chrétienne. Et par suite, j'aimerai prendre l'engagement de rendre ce blog plus vivant et fourni, de continuer cette "écriture de soi", malgré les faiblesses et les maladresses de la plupart des écrits qu'elle a engendré (en particulier ceux concernant le cinéma et les séries, qui me répugnent maintenant tant ils sont prétentieux et plats). Mais j'ai la certitude que ces quelques faux pas seront bientôt relégués au rang de vagues souvenirs - notre auteur en question n'écrivit-il pas "Ne faut-il pas commencer par se haïr, lorsque l'on doit s'aimer ?"

 

2 août 2010

Christianisme et esthétique à contre-emploi

Schinkel
Karl Friedrich Schinkel - Cathédrale gothique au bord de l'eau - 1813


Rassemblement de courtes pensées sur les rapports ambigus qu'entretiennent le christianisme (dans sa doctrine et son expression pratique) et l'esthétique, et plus particulièrement le design. Pour la plupart premiers jets peu retravaillés, je m'excuse de la forme peu flatteuse sous laquelle je les présente, et de la superficialité de mon usage des concepts, que j'expérimente, ce blog étant davantage un journal qu'une vitrine de travaux finis ...

§1.  La contamination du matériau

   En tombant hier sur un site d'église progressive/progressiste, j'ai comme ressenti en pleine figure le malaise qui secoue actuellement le christianisme dans son rapport au design (au sens large). Il faut se rendre compte que la situation est, pour le monde chrétien, extrêmement délicate, elle est un moment charnière dans l'histoire de la communication évangélique: l'Eglise - mystique, institutionnelle et sociale - vient de se réveiller d'un sommeil autarcique, et découvre avec anxiété le retard qu'elle accuse en terme d'efficacité communicationnelle. Design dépassé, vocabulaire obsolète, goûts démodés, tout est pour ainsi dire à refaire. Elle ne peut même pas en appeler à un certain conservatisme, parce que ce n'est pas le icisme qui constitue son terreau culturel, mais un post-icisme qui se réclame des anciens sans en comprendre le enjeux ni en partager le goût. Le christianisme est dans le no-man's land du design, et vient de découvrir après tous les autres, et avec stupeur, que ce qu'elle croyait être Canaan est une véritable traversée du désert artistique.
Mais réveil spirituel oblige, on ne tarde pas à faire suivre cette prise de conscience par des actes immédiats. Et ce principalement de la part des dénominations issues des réveils spirituels antérieurs, celles qui cherchent avant tout l'action, l'évangélisation. Ces dénominations sont en effet prédisposées à un tel sursaut, en tant qu'elles s'opposent naturellement au traditionalisme, cette opposition étant le seul moyen d'affirmer leur identité, sans cela inexistante. Nul icisme, nul conservatisme donc, ce qui encourage fortement à s'approprier les terrains encore vierges de toute trace chrétienne, en occurrence toute l'imagerie et les codes esthétiques actuels. Ce qui permet dès lors d'assister à un mouvement culturel et économique identique à celui que Max Weber identifiait comme étant à la racine du capitalisme: l'impulsion protestante, non pas spirituelle, mais théologique et sociologique.
On ne se penchera pas plus avant sur ce qui pourrait, toujours selon le mot de Weber, «expliquer cette prédisposition des régions économiquement les plus développées à faire le choix d'une révolution dans l'église ? », toujours est-il que les paramètres sont étonnamment similaires. Car ce sont bien des églises au patrimoine économique solide qui s'engagent en première ligne de ce mouvement de design de la foi chrétienne, qui choisissent de confier à des agences l'argent qui aurait pu aider les plus démunis, et qui prend l'allure d'injection de botox dans le Corps Christique. Mais ces considérations sont l'affaire des sociologues.

   Et lorsqu'on en vient à examiner les résultats d'un tel progressisme communicationnel, le malaise ne fait que s'intensifier. Beaucoup font l'erreur de croire que le maniement des codes du design devient aisé dès lors qu'on en appelle au Saint-Esprit. L'expérience nous montre qu'il n'en est rien. Si l'on devait synthétiser le problème, identifier en une phrase la racine de toutes les contradictions, il faudrait simplement pointer du doigt l'idée largement répandue que tout le monde peur être designer ou graphiste. Le design est un métier, qui s'apprend par des études rigoureuses, et c'est une illusion de croire qu'une science infuse ou une quelconque action du paraclet peuvent constituer un passe-droit dans cet univers exigeant. Et de là naissent tous les maux qui contaminent les nouveau designs chrétiens, et qu'on pourra subdiviser en deux grandes familles d'erreurs que nous allons détailler maintenant.
    Tout d'abord, le phénomène de christianisation de produits et de designs laïque, qui est largement partagé par la plupart des designers chrétiens. Ceux-ci ne cherchent pas à ajouter une plus-value chrétienne à une création déjà novatrice, mais se contentent de resservir du déjà-vu en s'imaginant que c'est précisément parce que c'est chrétien que c'est nouveau. Cette erreur est en soi assez désolante, car ce qui est daté est daté, la copie reste de la copie, et de telles productions ne peuvent fonctionner qu'en exploitant les manques culturels d'un public habitué à des designs chrétiens plus pauvres encore.
   Et arrive la deuxième tendance, bien plus grave encore, parce qu'elle prend la première pour base et rajoute encore à l'erreur, est celle de contaminer le message évangélique avec un matériau artistique ou communicationnel. Les expressions, les codes, les modes, sont mixés avec les références bibliques, sont utilisées comme outils exégétiques  pour tenter une relecture contemporaine de la Bible qui sacrifie la vérité au profit d'une mentalité «user-friendly».
C'est ce qui arrive lorsque les codes culturels sont mis sur un pied d'égalité avec les Écritures Saintes, et qu'on s'imagine que les deux peuvent et doivent se fondre dans un tout organique mélangeant allègrement message millénaire et coolitude passagère. Il faut avant tout veiller à conserver l'intégrité du message biblique, et n'utiliser le design que pour le rendre accessible. Essayer de redesigner la Parole Divine est un non-sens qui pourtant est manifeste dans nombre de productions chrétiennes encore toutes fiévreuses de leur découverte de la contemporanéité, et trop peu accoutumées à discerner les limites de ce médium qu'elles utilisent à l'aveugle.

Il ne faut pas oublier que le design est avant tout une profession, et que les enjeux d'un design chrétiens deviennent vite suffisamment complexes pour qu'on ne s'autorise pas de les prendre à la légère.

§2.  Production et propagande

  Si auparavant, nous avons examiné le commerce dangereux et partial qu'entretient le monde chrétien avec les moyens de communications laïques contemporains, il nous faut désormais nous pencher sur une autre tendance, tout aussi risquée, sinon plus : son utilitarisme.
    Car une fois les églises et les artistes lancés dans ce processus de refonte de leur identité et de leur message, on constate, la plupart du temps, une prise de position particulière. Les artistes chrétiens -- et ceci est incontestable -- pillent les codes graphiques actuels pour en faire un emploi autre, voire un contre-emploi. Plutôt que de s'installer, comme ce devrait se faire, dans un schéma dialectique, où le christianisme «discuterait» sa différence d'avec le monde laïque par un jeu avec celui-ci  -- jeux de langages, superposition des discours, détournement intelligent --, les artistes préfèrent au contraire subtiliser des palettes de modes d'expression contemporains, et partir s'installer dans une réalité autre, dans un espace d'expression qui leur est propre, et qui les sépare du monde laïque. Il n'y a pas de dialogue, pas de relation autre que celle, quelque peu prométhéenne, de la technique et du langage volés au monde pour l'usage des chrétiens.
    Et cet état de fait permettrait de mieux comprendre pourquoi le design chrétien ne peut plus se maintenir de lui-même à un niveau d'excellence. Le feu qu'il a volé ne dure qu'un temps, mais quand le combustible est épuisé,  et lorsqu'on n'a pas pris le temps de comprendre comment le créer soi-même -- c'est là le rôle de la dialectique --, on n'a d'autre choix que de retourner le voler. Et c'est pourquoi un design exercé de cette façon ne mènera qu'à une longue histoire de pillages artistiques. Et comme il est nécessaire de ramener le feu chez les siens depuis l'endroit où il fût volé, il est inévitable qu'on accusera toujours un temps de retard sur ses victimes.
    Et ce schéma particulier de vol-réutilisation-épuisement se trouve encore renforcé par l'usage utilitariste qui est fait du butin. La tendance est à l'utilisation des codes artistiques et graphiques non pour eux-mêmes, mais comme outils d'évangélisation. Par une sorte de pieux appât du gain, le monde chrétien a flairé le pouvoir d'adhésion de ces nouveaux codes, et voit avant tout en eux un moyen de rendre le message de l'église  -- et non de Dieu --  plus percutant, plus attractif. Et dans sa précipitation, il ne prend pas le temps de manier ces codes, de les envisager pour eux-mêmes. Le monde chrétien dans son rapport aux images envisage rarement la jouissance esthétique pour elle-seule, comme un but à atteindre, comme peut-être même le seul but dont on soit sûrs à propos des images. L'art n'est plus l'Art avec une  majuscule, vu comme une finalité, comme le «couronnement de l'existence» (Nietzsche), mais comme un simple moyen de ramener des âmes à Dieu. Et le design est dépouillé de toute sa dimension esthétique, pour ne laisser subsister qu'une volonté purement commerciale. Commerce des âmes certes, mais commerce tout de même. Ainsi, agir de la sorte, c'est refuser à l'Art et au Design leurs plus nobles aspects, et cela au nom même d'un Dieu dont on ne cesse de louer la noblesse, et pour qui on souhaite malgré tout offrir le meilleur.
    Mais tant que cet utilitarisme demeurera le principe dynamique majeur de la création artistique chrétienne, nous ne pourrons aboutir qu'à des productions médiocres, à un art d'arrière-garde. La grande force des chefs-d'œuvres chrétiens, comme la peinture de la Renaissance, étaient précisément d'être conçus pour eux-mêmes. L'objet d'art était la finalité de l'action, sa seule finalité. Et l'excellence engendrée par une telle attitude faisait rayonner l'œuvre, qui dans un deuxième temps, qui n'était même pas envisagé à l'origine -- par l'artiste tout du moins -- ramenait les hommes à la grandeur de Dieu. Mais toujours l'œuvre demeurait pour elle-même, indépendamment de toute finalité sociale. Et de même pour les designs de qualité, il importe de ne pas se focaliser uniquement sur ce que veut voir le client, mais aussi et en premier lieu sur ce qu'est le prestataire de service, sur son identité, ses valeurs, afin de ne pas créer une vitrine factice qui n'est qu'une illusion temporaire, qui se voit détruite chaque fois que le client découvre les ficelles du mensonge.
    C'est donc un enjeu majeur pour les artistes chrétiens que de se positionner dans un dialogue avec le monde laïque, afin de ne pas être rabaissé à une dépendance de la créativité laïque qui empêche littéralement l'art de s'exprimer dans l'église. Il faut également apprendre à envisager la création comme une discipline autonome, qui possède ses propres finalités, et qui ne doit pas être sans cesse soumise aux impératifs de l'évangélisation. Sans cela encore, le monde chrétien est condamné à être privé de l'Art.

§3.  Angoisse du néant


        «L'homme est l'être par qui le néant vient au monde»

        «Le néant n'est pas ... il est néantisé par un être qui le supporte».

                                                             Jean-Paul Sartre


    Poursuivons cette entreprise de recensement des erreurs esthétiques chrétiennes, dans l'espoir qu'elle serve ne serait-ce qu'à son auteur. Et pour ce, nous pouvons désormais nous élever au delà de la stricte pratique, de la technique brute, pour examiner les postures fréquemment rencontrées chez les artistes.
   Celle qui nous intéresse ici, c'est cette posture caractéristique par laquelle le chrétien refuse de penser limites, extériorité, néant. Le monde spirituel chrétien est une constante exaltation de la positivité, une focalisation permanente sur ce que chaque chose contient de divin, ou de tension vers le divin. Ce qui en soi est parfaitement justifié par la théologie. Mais lorsque cette positivité est conçue non comme la meilleure partie du réel, mais comme la seule réalité, nous dépassons le message biblique. Nous pourrions symboliser cette dérive de la manière suivante: dans une de ses épîtres, Paul nous demande de ne plus nous préoccuper des choses du monde, mais de nous tourner vers la réalité divine. Deux lectures peuvent être faites de ce verset: la première (que nous appellerons l'interprétation «raisonnable») y voit une injonction à remettre en ordre ses priorités existentielles, à accorder une importance primordiale aux réalités de la foi, principalement l'éthique; la seconde (que nous appellerons l'interprétation «radicale»), nous enjoint à délaisser les choses du monde, à ne plus leur accorder d'importance, et à ne nous soucier que des réalités de la foi. La différence est de taille: d'une certaine manière, ces deux interprétations instaurent une inégalité de valeur entre réalité spirituelle et réalité mondaine, mais la première est un ajustement visant au perfectionnement de l'éthique (toujours donner la priorité à ce qui est juste selon l'ordre divin, si nécessaire au détriment de son propre confort et des valeurs laïques), alors que la seconde nie toute importance des réalités mondaines, qui sont une sorte de «mal nécessaire» qu'il nous faut éviter autant que possible.
   Et c'est ce point essentiel qu'on peut retrouver en esthétique. Là comme dans bien d'autres domaines, c'est l'interprétation «radicale» qui est privilégiée. On demande à l'artiste -- et l'artiste se l'impose également à lui-même sans pression extérieure -- de ne se focaliser que sur des thématiques spirituelles, exaltant les sacrosaintes valeurs évangéliques: foi, bonheur, espoir, courage, combat. Et en cela, nous rejoignons notre thème de la propagande déjà évoqué dans la partie précédente: l'art n'est plus que le véhicule des valeurs les plus attractives de la foi, et se concentre sur elles-seules à l'exclusion des autres. Mais quelles sont-elles, ces autres valeurs, ces autres idées ? Ce sont celles qui n'ont pas le même pouvoir fédérateur: souffrance, doute, abandon, pulsions. Toutes celles qui n'ont pas droit de cité dans la Bible, si ce n'est dans un rôle d'opposition, de négation, de refus des valeurs divines. Dans le cas d'une interprétation «raisonnable», ces idées, ces expériences, font partie intégrante de la réalité du chrétien, qui doit apprendre à vivre avec, à les dominer, parfois à les accepter. Mais dans le cas d'une interprétation «radicale», ces choses ne sont que le néant, elles sont en dehors de la réalité du chrétien, qui n'est que positivité. Tout ce qui est négatif est du ressort du Diable, et la mission terrestre du chrétien est de se couper de ce néant, de le refuser, afin de laisser la positivité évangélique être totalement effective dans sa vie. Qu'une telle positivité totale soit impossible à l'homme, fût-il homme-Dieu, la Bible nous l'apprend lorsqu'elle nous montre un Christ faisant l'expérience du doute à la veille de sa passion. Et en effet, nulle vie humaine ne sera jamais exempte de doute, de sentiment d'abandon, de perte de communication avec Dieu. Le néant guette la bonne âme en quête de positivité pour étendre son emprise sur sa vie. Alors, de deux choses l'une: ou bien ces choses sont vraiment le néant, et dans ce cas chaque incursion du néant dans la réalité du chrétien ne peut être l'œuvre d'un Diable qui serait une sorte de «rien» personnifié, de chantre de la négativité absolue, mais celle du chrétien-même en tant qu'être qui néantise, qui supporte le néant et le crée de lui-même (quelle âme corrompue jusqu'à l'os, celle qui fait surgir malgré elle le néant de sa recherche de positivité), et le refus de considérer ce néant comme constitutif de la vie mène à en prendre sur soi la responsabilité; ou bien il convient d'être plus raisonnable, et de concéder un peu plus d'extension à la réalité, en incluant cette négativité qui fait partie de notre vie humaine sans que nous ressentions le besoin de la nier en permanence, et de feindre de la trouver absente de notre existence exemplaire de disciple du Seigneur.
   Venons en enfin à l'art, où cette radicalité s'exprime avec le plus de vigueur et de naturel. Comment ne pouvons-nous pas être étonnés de l'image du réel que nous renvoie cet art chrétien ? Ce réel si parfait, si bon, si pur, si empreint de l'action éclatante de Dieu, où pas une once de noirceur ne subsiste, si ce n'est quelques touches grisâtres qui ne servent qu'à rendre le blanc plus éclatant encore ... Ce monde qui, somme toute, nous est totalement étranger, et dont chacun aimerait pouvoir faire l'expérience, et croire à l'existence, tout en se murmurant intérieurement l'impossibilité de la chose. Ce monde sans noirceur ni contrastes, manichéen et dualiste, simplifié à l'extrême, ne nous est finalement d'aucune utilité: il ne convainc personne, tant il paraît naïf et fictif, et il ne nous apprend rien, vu qu'il ne sait rien de la réalité même, qu'il s'épuise à nier constamment. Un art de pure positivité ne sera pas un art tant qu'il n'aura pas réhabilité sa part de néant.

§4.  Le rapport au monde expliqué par la dialectique

                                   «La logique a, quant à sa forme, trois aspects:
                                                 a) L'aspect abstrait, ou accessible-à-l'entendement
                                                 b) L'aspect dialectique ou négativement rationnel
                                                 c) L'aspect spéculatif ou positivement rationnel»
                                                           G.W.F Hegel, in Encyclopédie, Logik, Vol. V p. 104

   J'aimerais développer plus en détail ici le problème traité dans la partie II, où il était question du rapport non-dialectique de l'art chrétien vis-à-vis de la culture artistique laïque contemporaine. En essayant de problématiser schématiquement ce rapport de force, mon but est d'aller au delà d'une simple esthétique «à coup de marteau», en proposant des solutions, ou tout du moins en les esquissant.
    Ainsi (1), appelons A le monde artistique chrétien, envisagé seulement en lui-même, et envisageons de même le monde artistique non-chrétien sous l'appellation B. Posons hypothétiquement que B  est également une chose en-soi, c'est à dire une chose caractérisée par son identité, qui est permanente, et non-dialectique. Ce qui revient à dire, plus simplement, que A et B sont des choses statiques, données telles qu'elles sont, et qui n'évoluent pas, qui restent identiques à elles-mêmes selon une certaine permanence, parce qu'elles ne possèdent pas en elles de principe de changement. Dans ce premier cas de figure, les deux mondes restent les mêmes, et ne se rencontrent pas. Mais nous savons par expérience que les deux entrent effectivement en interaction, il faut donc envisager un autre cas de figure. Dans celui-ci (2), nous faisons des deux mondes, A et B, des choses «dialectiques», c'est à dire possédant leur propre principe de devenir et d'action, qui leur permet d'évoluer. Lorsque les deux se rencontrent, ils désirent tous les deux assimiler l'autre, l'absorber en le détruisant, afin de devenir un nouveau soi-même qui englobe leur ancien moi et le moi de l'autre, tout en les sublimant, les dépassant. Dans ce rapport de force, les deux ne peuvent pas  réussir, et l'un doit être nécessairement consommé, supprimé dialectiquement pour permettre une synthétisation qui dépassera leur opposition irréductible. S'offrent alors plusieurs développements possibles, que nous allons passer en revue. Le premier (2.1) effectue le schéma thèse-antithèse-synthèse, et sublime les deux parties opposées pour former un nouveau Tout homogène, à la fois chrétien et laïque. Mais comme nous cherchons à préserver notre spécificité chrétienne, ce développement n'est pas celui que nous recherchons. Les deuxième et troisième développements envisagent la victoire, la suppression-dialectique de chacune des parties, selon le rapport maître/esclave. Dans le deuxième(2.2), le monde artistique chrétien A supprime dialectiquement le monde artistique laïque B. Ce qui signifie qu'il  va «lui laisser la vie et la conscience, et ne détruire que son autonomie. Il ne doit le supprimer qu'en tant qu'opposé à lui et ...agissant contre lui. Autrement dit il doit l'asservir» (Alexandre Kojève).
Le monde chrétien dans la position du maître face à une culture laïque esclave -- non pas dans un rapport de violence, mais de subordination -- voilà qui semblerait être le but que nous recherchons. Mais si l'on se risque à développer les conséquences plus avant, les problèmes émergent. Car si supprimer dialectiquement le monde artistique laïque signifie détruire son autonomie, son principe d'action interne, alors le monde chrétien se retrouve seul aux commandes de son devenir, il devient responsable de son principe d'action. Et l'expérience nous montre bien que l'art chrétien est incapable d'assumer un tel pouvoir sur son propre avenir. Toujours à la traîne, au mieux dans la mouvance, l'art chrétien n'a plus été précurseur depuis plusieurs siècles. Il est devenu dépendant d'une culture laïque qui lui fournit le matériau sans cesse renouvelé qu'il peine déjà à maîtriser, et qu'il est absolument incapable de faire surgir de son propre être. Ce qui ne nous laisse que le troisième et ultime développement (2.3), où le rapport de force est inversé, et où c'est le monde artistique laïque qui assume le rôle de leader dans l'auto-développement, et qui supprime dialectiquement le monde chrétien pour l'asservir dans la dépendance. Et nous reconnaissons-là le monde qui est le nôtre, bien que cela ne nous satisfasse guère.
    Si dès lors, nous devons tenter de formuler des solutions, quelles alternatives nous reste-t-il ? Sacrifier notre spécificité chrétienne (2.1) ? Cette solution bien examinée ne semble pas si inadéquate, si l'on envisage notre être-humain comme la synthèse entre l'homme de chair et l'homme de foi. La véritable incongruité serait, comme nous l'avons vu en partie III, de nier la particule humaine de notre être-humain, pour ne laisser qu'un être éthéré -- et fictif -- qui ne rend pas compte de la réalité concrète. Car le monde artistique chrétien n'est pas destiné à rester asservi à une culture qui diffère de lui et souvent l'ignore, et n'est pas prêt à assumer son propre auto-développement artistique à l'écart du monde laïque. Peut-être est-ce même trop tard, compte tenu de l'imbrication irréversible du religieux et du laïque au sein d'une histoire de l'art qui dure depuis deux mille ans. L'avenir véritable de la pratique artistique chrétienne réside dans l'Être Total, ni chrétien exclusif, ni laïque exclusif, mais synthèse active en devenir des deux aspects fondamentaux, articulés dans une pratique complète et dense de l'art comme quintessence de la vie humaine.

***UPDATE***

(2.1) L'emploi du mot "sacrifice" est à prendre avec précaution. Je ne parle pas ici d'une concession faite à l'orthodoxie de la foi chrétienne, mais d'un sacrifice au regard de nos propres conceptions humaines de la foi. L'enjeu n'est pas véritablement théologique, mais bien plus psychologique, et se joue au niveau de notre vie chrétienne davantage qu'à celui des textes sacrés. Cette notion de sacrifice ne peut s'expliquer que si l'on y joint l'idée selon laquelle notre manière de vivre la foi se fait avec une certaine "marge", une marge de confort que nous nous sommes donnés afin de pouvoir rendre la vie chrétienne plus facile à concevoir, et à appliquer.

Et quelles sont-elles ? Elles peuvent concerner notre manière d'envisager l'être humain dans son passage de la vie païenne ou athée à la vie chrétienne, et davantage encore à forger notre archétype du chrétien. Car au delà de notre modèle ultime qui est le Christ, il semble évident que nous nous forgeons tout plus ou moins un archétype "intermédiaire", qui à défaut d'être aussi parfait que le Christ, est au moins humain de la même manière que nous, et qui constitue donc un objectif raisonnable à atteindre. Cet archétype intermédiaire, c'est le "bon chrétien", l'homme vertueux et pieux, le bon paroissien, peu importe ... Et cet archétype que nous forgeons n'est pas une conception déjà formulée dans la Bible, mais une construction humaine qui prend différentes formes selon notre vision personnelle de la Bible. C'est pourquoi le "bon chrétien" protestant-évangélique n'est pas identique au "paroissien modèle" catholique. Et c'est dans une telle divergence des archétypes intermédiaires que nous pouvons observer ces marges. Celles-ci résultent simplement du fait que la lecture de la Bible implique que chacun projette sa propre psychologie individuelle dans sa lecture selon le mouvement suivant:

 

Bible (foi "objective") ------> Lecture (action performative/projection de la psychologie individuelle) -----> Foi personnelle (Résultat "subjectif")

 

Le simple acte de lire la Bible transforme le contenu objectif du Livre Sacré en un résultat subjectif après avoir passé le texte au filtre de notre propre psychologie individuelle. On pourrait dire, en langage mathématique, que la foi personnelle est fonction de la psychologie individuelle.

 

X = Contenu biblique

f = action de lire

f(X)= Foi subjective

 

Une telle conception peut sembler trop rationnelle pour pouvoir définir la foi, elle se vérifie néanmoins facilement: ainsi en est-il des différentes "sensibilités" au sein des églises évangéliques à travers le monde. Les chrétiens évangéliques pentecôtistes américains, qui évoluent au sein d'une culture américaine marquée par le goût du spectaculaire, ont une sensibilité bien plus charismatique que les églises issues d'une culture européenne plus rationnelle et mesurée.

Si donc notre "archétype intermédiaire" témoigne d'une certaine plasticité du concept d'homme chrétien, ce n'est certainement pas dû à un manque de discernement ou d'exigence, mais plutôt au fait que ce concept est par nature un concept ouvert, évolutif, et historique. Les différentes époques traversées par le message chrétien ont chacune œuvré à leur manière pour l'évolution du concept d'homme chrétien: au missionnaire des Actes des Apôtres se sont succédés les ascètes antiques, les Pères de l'Eglise, les docteurs scolastiques, les chrétiens rationnels des Lumières ... Et si à notre époque postmoderne, notre hésitation fait exploser ce concept en branches diverses, se revendiquant chacune d'une certaine sensibilité (souvent empruntée à une époque passée: retour à la vie des premiers chrétiens, lectures des pères de l'Eglise ...), c'est peut-être que nous n'avons pas encore discerné de quelle manière notre époque est susceptible de faire évoluer dialectiquement notre vie chrétienne vers le futur. Mais ces mouvements de retour au passé semblent être davantage l'aveu d'une peur de l'avenir que de réelles solutions; nous ne sommes plus face à la société qui a vu les premiers chrétiens diffuser le message de l'Évangile, et tenter un retour mimétique à une telle vie chrétienne ne peut être l'avenir du christianisme. Il nous faudrait davantage identifier les enjeux qui sont ceux de notre époque pour s'attacher à les résoudre activement. Pour exemple, l'expansion de la théorie darwinienne de l'évolution a déjà fait entrer le christianisme dans ce mouvement dialectique. En confrontant notre foi à cette théorie, nous avons pu absorber les deux positions antagonistes et les dépasser dialectiquement par la théorie de l'intelligent design. Ce ne sont sans doute là que les premiers pas, mais seul ce mouvement actif et téméraire du christianisme vers le futur peut et doit être la solution.

Et c'est pourquoi toute volonté de figer le concept d'homme chrétien, de le restreindre, de le conformer à des modèles déjà dépassés, ne peuvent être que des impulsions destructrices et négatives pour la foi.


§5 . Déni de la vie terrestre

«Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la Terre et ne croyez point ceux qui parlent d'espoirs supraterrestres. Autrefois le blasphème envers Dieu était le plus grand blasphème. Mais Dieu est mort; et avec lui sont morts les blasphémateurs. Ce qu'il y a de pire maintenant, c'est le blasphème envers la Terre, c'est d'estimer les entrailles de l' «Impénétrable» plus que le sens de la Terre...»

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883

Quand à savoir ce que peut être cet «être-total», et en quoi il diffère de notre habituel archétype du bon chrétien, il faut maintenant en dire un peu plus. Et c'est en prenant comme point de départ cette figure du bon chrétien que nous y parviendrons.
Le bon chrétien est en quelque sorte la concession faite à la radicalité de l'Évangile, celle qui rend la vie chrétienne plus acceptable, plus compatible avec les normes de vie laïque. Le véritable chrétien tel que nous le décrit Jésus, puis Paul à sa suite, est un homme sans autres attaches qu'amour et piété, un homme toujours en mission, un homme qui n'a de repos que lorsqu' advient enfin le Royaume de Dieu, à la construction duquel il a activement participé. Cet homme est incompatible avec le mode de vie occidental tel qu'il s'est développé au cours des derniers siècles. Cette figure du chrétien en mission, du chrétien militant, a été remplacée peu à peu par notre archétype intermédiaire du bon chrétien, pour qui l'essentiel de la vie chrétienne consiste à aménager des espaces de spiritualité malgré les exigences de la société contemporaine. Ainsi le bon chrétien ne vit pas en permanence dans la communion fraternelle, mais s'efforce de participer à des réunions, notées dans son agenda, qui lui permettent de vivre chrétiennement sa vie moderne occidentale. Réunions de prière, culte, cellules, sont autant de petites concessions faites aux exigences de notre société, et témoignent également de la perte de radicalité et de subversion du message chrétien. Le but n'est pas ici de critiquer de telles pratiques - l'évolution du mode de vie étant un mouvement naturel et historique - mais simplement de fonder l'assertion selon laquelle notre idéal intermédiaire du bon chrétien a supplanté l'idéal christique dans notre manière de vivre la foi.
Si il est important de faire ce constat, c'est avant tout pour pouvoir réduire le décalage grandissant entre morale théorique et morale pratique, pour éviter que ne se creuse encore davantage le fossé entre le discours et l'exemple. Car c'est là le principal dysfonctionnement qui a émergé de ce remplacement le l'idéal christique par l'archétype intermédiaire. En effet, je ne crois pas utile de critiquer ce remplacement, de le voir comme le stigmate d'un laisser-aller dans l'engagement chrétien. Seulement, un tel changement doit se traduire par une volonté de repenser toute notre morale pratique, et de la traduire efficacement en actes, afin de ne pas la mélanger avec des exigences qui relèvent encore de l'idéal christique. Mais de cette mutation, on a pas encore pris acte, et le monde chrétien continue de se réferrer à l'idéal christique pour vivre son idéal intermédiaire, ce qui mène les non-croyants à formuler des accusations d'hypocrisie, et les croyants à sombrer dans le désespoir. Pourtant, cette mutation n'est pas sans présenter d'avantages, puisqu'elle s'achemine vers un dépassement de l'opposition entre l'être-séculier et l'être-spirituel. L'archétype intermédiaire, c'est en quelque sorte l'homme qui n'est plus déterminé uniquement par son adhésion au spirituel ou au séculier, mais qui se pose en tant qu'être-total, ni uniquement chrétien, ni uniquement séculier, mais total dans l'affirmation de son être dont spiritualité et sécularité ne sont que des composantes synthétiques qui ne permettent pas de définir entièrement l'individu.
Cet être-total est un enjeu audacieux mais salutaire pour le christianisme, car il est l'opportunité de réconcilier ce qui auparavant n'était que lutte entre une Eglise et un monde qu'elle ne comprenait pas, ou qu'elle jugeait trop sévèrement. Le malentendu du corps et de la vitalité, que nous rappelle Nietzsche ici comme en bien d'autres endroits en réclamant la «fidélité à la Terre», pourrait enfin être réglé par une foi qui n'érigerait plus l'ascétisme paulinien en valeur suprême, mais qui se servirait des avancées de l'histoire, de la science et de la pensée pour rééquilibrer sa position par rapport à la vie biologique, à la réalité concrète. L'être-total pourrait enfin trouver la voie vers la réconciliation d'oppositions qui ne sont bien souvent que le fruit de mésententes, d'extrapolations textuelles, ou de manque de recul sur un discours biblique qu'il reste à révéler et non à décortiquer. Sans refuser le dualisme cartésien qui est partie intégrante du christianisme, il permettrait de réajuster la foi en lui donnant pour principale tâche de vivre, révéler et régir positivement la vie, plutôt que de laisser celle-ci émerger d'une négativité qui bien souvent a tranché allègrement dans ce que la vie a pourtant d'inaliénable et de positif. Il serait possible de ne plus «se tourner uniquement vers les réalités d'en haut» de manière compulsive et mortifiante, mais de «jouir au milieu de son labeur», en accordant à la vie la place qui lui revient, en faisant de la vitalité le moteur de la vie spirituelle, plutôt que d'en faire le signe d'un hédonisme malsain.
Il est à mon sens regrettable qu'à l'heure actuelle, la tendance de plus en plus marquée au sein des croyants soit d'effectuer un retour au mode de vie des premiers chrétiens. Conçu par beaucoup comme un âge d'or de la foi, de l'innocence et de la dévotion, cette époque fût aussi celle de grandes incompréhensions du message biblique, et le moment de pensées des plus extrémistes et fondamentalistes; une époque où il était capital de brider cette vie qui, vingt siècles plus tard, peine encore à se remettre des attaques spiritualistes.

Cette tendance, il ne faut la voir comme une possibilité de salut, de purgation des travers de la modernité, mais au contraire comme une forme de lâcheté, d'aveu de l'impuissance du discours évangélique à prendre vie au sein d'une société qu'elle ne comprend pas, et refuse de comprendre. Un retour en arrière ne fera qu'isoler les chrétiens davantage, et les coupera encore plus d'un monde en marche vers l'avenir et la vérité. Les Temps Derniers ne sont pas un cycle qui revient vers l'an 0, mais une avancée constante -- et pleine d'embûches -- vers les finalités eschatologiques de l'humanité. Les véritables enjeux sont devant nous, pas derrière nous, et les grandes questions à examiner  -- évolution, mœurs contemporaines, etc. ... -- ne peuvent se faire que par une marche courageuse et dialectique du peuple chrétien vers ce qui lui a été préparé.

***

Et de cela, la démarche artistique est solidaire, elle qui se trouve plus que toute autre dans une impasse lorsqu'il s'agit de se positionner de manière chrétienne: l'être-total est la seule possibilité de résoudre efficacement les oppositions qui maintiennent l'art chrétien dans le ridicule mimétique qui est bien souvent le sien. Si déjà Hegel en son temps comprenait que l'art était secoué par des oppositions (spirituel-matériel) qu'il devait tenter de réunir, de contenir, et lui offrait comme destin d'être le terreau de son propre dépassement dialectique --par la religion et la philosophie, à nous qui ne nous inscrivons plus dans le Système de la Science, il nous faut conserver l'espoir d'un art capable de se ré-engendrer soi-même sans avoir besoin d'être supplanté par des disciplines plus nobles.

Et cet art, l'être-total le rend possible, parce qu'il se fixe pour but non pas de dépasser dialectiquement une seule opposition matériel-spirituel, mais qu'il cherche avant tout à trouver la position juste face à la vérité, sans rien en retrancher ni y rajouter, et à affirmer la vie de manière positive à travers cette juste posture. C'est par une sorte de métriopathie entre le physique et le spirituel, dans la pluralité de leurs expressions, qu'on peut envisager de mettre au monde cet art nouveau. Car il ne s'agit plus ici de progresser,de construire, ou bien de détruire et de nier, mais bien de se placer dans l'axe univoque de la vérité, de trouver la Vie elle-même, et de l'affirmer. Cette vie est affirmation totale, elle ne peut être niée, elle ne souffre d'aucune négativité ni retenue, elle est le vivre-vrai total, et donne à voir l'être humain tel qu'il est, sans pudeur ni présomption.

29 avril 2010

EsthET(H)IQUE chez Spinoza

spinoza01
Till Gerhard - "Das wir gefuhl"
Hamburg, Germany

EsthET(H)IQUE chez Spinoza

Le rigoureux système de l’Ethique ne laisse que peu de place à une théorie de l’art. Dans une pensée toute entière dirigée vers la scienza intuitiva, seule garante du salut et de la béatitude, comment justifier une pratique qui semble en être l’opposé ? L’art n’use-t-il pas tant du Corps que de la Raison, ce que Spinoza reconnaît être le fait des passions, privation de la Raison et de la Vérité ? On peine à imaginer une esthétique démontrée more geometrico, tant ce domaine échappe depuis longtemps aux analyses les plus exigeantes. Mais à défaut de rendre compte de l’art par une esthétique spinoziste globale, peut-on user du système pour produire une esthétique spinoziste ?
    Ce qui semble être un compromis vis-à-vis du réel n’est en fait pas si éloigné des habitudes de Spinoza: on ne part pas d’un constat empirique pour remonter inductivement vers la règle générale, mais on part de Dieu, et donc du système de l’Ethique, pour aboutir à une règle qui sera en adéquation avec la réalité, ou qui tout du moins, fera en son sein le partage entre l’art légitime et le reste. Il est évident que l’art tel que nous l’envisageons habituellement, c’est à dire une production sensible, qui ne peut être par ce biais appréhendée par une force affectant le Corps humain, et ainsi de suite la pensée, nous pose problème. C’est l’œuvre d’art qui nous dicte l’ordre de nos pensées en déterminant l’ordre de nos affects, et ainsi le spectateur ne peut que pâtir devant l’œuvre. Et de ce fait, aucun tour de passe-passe ne pourra faire qu’on agisse devant une oeuvre: la contemplation est passive, et même la méditations devant l’oeuvre est passive parce que l’oeuvre nous affecte.
    C’est à une autre niveau que nous devons chercher ce qui pourrait faire la spécificité de l’art chez Spinoza.  Car l’Ethique étant une éloge de l’action, il nous est difficile de trouver une place pour un concept de passion utile. Pour faire émerger quelque chose de tel, il nous faut débuter au De Servitute Humanâ, où Spinoza, à partir de la proposition XXIX, démontre que seule la conduite raisonnable fait que les hommes conviennent entre eux. Il nous faut noter que l’Art possède une forte composante sociale et politique, et une esthétique qui n’en prendrait pas acte, en particulier dans un contexte spinoziste, serait vouée à l’échec. Dans la pensée Spinoziste, les échanges entre les hommes hommes obéissent à une morale de l’utilité: ce qui motive la création d’une société, c’est le besoin mutuel. Et cette utilité ne se restreint pas à la survie. L’ordre de la Raison aussi est soumis à cet impératif utilitaire, qui fait qu’il n’y a rien de plus utile à un homme raisonnable qu’un autre homme raisonnable (Prop XXXV Cor. I). Et le bénéfice du commerce avec un autre homme raisonnable vient de l’émulation qu’il provoque, et de la progression qu’il permet vers une plus large connaissance de second ou troisième genre.
    Mais quels sont les moyens de cet échange ? La conversation bien sûr, la correspondance aussi. Mais ces médiums ne sont-ils pas tout aussi sensibles que les œuvres d’art, n’affectent-ils pas de même le Corps ? Une conversation n’est pas que le pur produit d’un raisonnement uniforme, c’est une dialectique, qui doit prendre en compte les opinions de l’autre, et donc lutter avec quelque chose qui est extérieur à l’intuition. Et de ce fait, une conversation qui n’est pas méditée par suite est entachée de passions. Pourquoi dès lors l’art ne pourrait-il pas faire office de médium dans la communication entre des hommes raisonnables ?
    Nous pouvons envisager cette esthétique de deux manières différentes qui, en tant qu’elles sont complémentaires, permettent d’élargir son champ d’action. Premièrement, à partir d’un axe pédagogique, ou l’œuvre d’art est le fait d’un homme plus avancé en connaissances vraies que les autres, et qui se sert de la pratique artistique pour les communiquer aux autres. Deuxièmement, à partir d’un axe plus gratuit, plus hédoniste, où l’art est envisagé comme un moyen pour les hommes raisonnables de procurer une jouissance de la vérité chez ceux qui sont capable de la saisir dans l’œuvre. En mettant l’idée vraie sous une forme sensible, et en la destinant à un public capable de saisir correctement cette forme, nous pouvons envisager une forme d’abandon contrôlé aux passions. Ces passions ne sont pas néfastes, puisqu’elles sont forgées par un artiste créant sous la dictée de la Raison, et par suite, en pâtir ne peut être préjudiciable à l’homme. De même que la religion est un don de la vraie morale à ceux qui sont incapables de la déduire par eux-mêmes de l’ordre causal, l’art pourrait être un don de la vérité sensible non pas dans le but de combler une déficience du spectateur, mais pour lui permettre de se relâcher et s’abandonner à une passion inoffensive. Parce que l’exercice constant de la Raison est une ascèse qui demande de la discipline et de la rigueur, l’art pourrait servir de purgation, de délassement raisonnable et sûr qui, loin de porter préjudice à l’homme, permettrait de réhabiliter dans son existence une affectivité physique à laquelle s’était complètement substituée la Raison.

21 mars 2010

Recherches esthétiques § 01

RECHERCHES_ESTH2TIQUES_01

Dans ces recherches — non dans le sens trop ambitieux de travail universitaire, mais simplement d'investigation personnelle —, je tente de tirer au clair un certain nombre de problèmes que j'ai évoqué dans mes quelques précédents articles. Ceux-ci portent sur l'esthétique théologique, ou plus humblement sur l'esthétique chrétienne, et tentent de retranscrire l'incessant doute qui m'étreint quant au statut de cette discipline dans l'esprit actuel du christianisme. J'y remet en cause la prétendue prééminence de l'icône sur les autres formes d'expressions, et la méfiance avec laquelle l'Église s'y réfugie pour se soustraire à l'exigeante élaboration d'une esthétique théologique digne de ce nom.
Sous la forme de courts textes, dans un langage qui se fera plus ou moins libre selon les thèmes — et qui souhaiterait parfois conserver quelque chose du style aphoristique qui a fait la grandeur tant de Nietzsche que de Wittgenstein —  j'aimerais laisser d'eux-mêmes émerger et se faire jour les problèmes abyssaux que mes connaissances limitées de peuvent qu'effleurer.
D'autre part, j'ai tenté de faire appel à toute la rigueur possible pour traiter de ces questions millénaires, en ayant toutefois conscience que la longue tradition risquerait fort de m'écraser sous le poids de son implacable érudition. Veuillez donc excuser ce que mon texte contiendra d'approximations, d'erreurs de langages et de fautes logiques.



§ 1.0 INTRODUCTION
    Le rapport esthétique à l’image a longtemps été une faiblesse de la religion chrétienne. Passant dans les coulisses d’une pensée qui se flatte d’avoir longuement participé à l’émergence des plus grands chefs-d’œuvre des beaux-arts, le regard exigeant trouvera l’esprit du christianisme tenaillé par d’insolubles contradictions. La quiétude que témoigne une Église rasséréné par une maîtrise enfin acquise du domaine artistique — par le biais de l’icône en particulier — ne pourrait être que le masque trompeur dissimulant une croissante incertitude vis-à-vis de l’art. Dans cette première recherche, nous nous attacherons, d’une manière aussi rigoureuse et critique que nos compétences le permettent, à démonter cette apparente tranquillité pour en laisser échapper, comme sortant d’une boîte de Pandore, les questionnements abyssaux face auxquels se trouve, démunie, la nature profonde de la chrétienté.

§ 1.1 LES RANCŒURS SPIRITUELLES

    Les rapports qu’entretinrent les grands penseurs de la chrétienté avec l’image eurent toujours quelque chose de houleux. Soit frileux et distants, soit vindicatifs et accusateurs, le commerce qu’a eu la théologie avec la pratique créatrice a toujours transparu de la méfiance à l’égard des images taillées. Le décalogue est à l’origine de cette ancestrale défiance: «Tu ne feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au dessous de la terre» (Exode 20:4). Le ton tranchant et équivoque de la sentence divine a servi au penseur d’excuse légitime pour se tenir à distance du domaine brumeux de l’esthétique. Mais ce qui a priori semble une interdiction catégorique prend un tout autre sens, lorsqu’en Exode 25:18, Dieu ordonne aux israélites de façonner deux chérubins d’or pour orner l’Arche de l’Alliance. Qu’est-ce donc en effet que ce Dieu qui en l’espace de cinq chapitres de ses ordonnances célestes, change du tout au tout les règles de son esthétique ? C’est alors qu’on comprend, non pas que Dieu dans son immutabilité octroie quelques irrégularités, mais que ce qui fait l’objet de la seconde ordonnance du décalogue n’est pas exactement celui qu’on lui associe a priori. L’image taillée, c’est l’idole, le veau d’or, la création artistique à vocation cultuelle. La faute en revient souvent à une trop rigoureuse fidélité à la lettre des Saintes Écritures; le littéralisme abusif n’offre pas au lecteur la souplesse nécessaire à la mise en perspective des différents passages. Seule la mise en relief par la confrontation permet à la Parole de Dieu de trouver sa pleine puissance d’évocation.
    Les Pères de l’Église, sans doute encore trop attachés à la lettre nouvelle et menacée, se sont donc souvent fourvoyés sur la signification de cette partie des Dix Commandements. Tertullien en particulier, dans ses Spectacles (De Spectaculis), étend sa critique des divertissements proposés par la société latine — combats de gladiateurs, courses hippiques — aux représentations théâtrales. Ayant trait à l’idolâtrie de l’homme par l’homme et à l’immortalité, ces manifestations y sont décrites comme révoltantes pour l’âme chrétienne. «Dieu s’offense-t-il d’un délassement durant lequel l’homme garde toujours la crainte et le respect qu’il lui doit ? Non, en jouir dans son temps et dans son lieu n’est pas un crime. Illusion ! Nous avons dessein de démontrer que ces plaisirs s’accordent aussi peu avec la religion véritable qu’avec la véritable soumission à Dieu». Pour Tertullien, l’art en tant que divertissement n’a indubitablement pas sa place dans la vie vertueuse, parce qu’il est dans toutes ses dimensions la consécration de l’idole.
    L’idole, c’est cette image façonnée qui reste enchaînée au terrestre, et qui prétend épuiser la réalité par des moyens plastiques1. C’est l’image de l’enfermement — et a fortiori le spectacle qui correspond — et d’une certaine forme de fascination anthropocentrique qui déplaît tant à Dieu. Et Augustin ne fait pas autre chose que prolonger cette condamnation des spectacles, de manière moins virulente, en en pointant la vanité plutôt que l’aspect blasphématoire. Que sert de s’appitoyer sur les situations tragiques ? Quelle légitimité pour une tragédie qui pousse à s'apitoyer sans susciter ni permettre la charité chrétienne, qui glorifie le pathos en l’amputant de sa nécessaire conséquence charitable qui est l’essence même de l’agir chrétien ?  «La pitié serait-elle donc à répudier? Pas du tout. Il est permis quelquefois d’aimer la douleur. Mais prends garde à l’impureté, ô mon âme, sous la protection de Dieu, le Dieu de nos pères, qui doit être loué et exalté dans tous les siècles des siècles, oui, prends garde à l’impureté». La méfiance transparaît, qui vient remplacer l’amour de l’art étreignant auparavant l’âme d’un Augustin si cultivé. Âme qui se murmure désormais comme une maxime de prudence, cave immuniditiam (2).
    Cette méfiance n’a été difficilement vaincue depuis, et de surcroit, en apparence. La chrétienté s’est malgré tout entichée de l’icône, seul art véritablement toléré et théorisé. L’omniprésence de l’icône, qui flotte comme un spectre au dessus de tout discours effleurant la théologie esthétique, la présente comme le rocher inébranlable qui préserve l’Église de la déferlante des revendications artistiques contemporaines. Il n’est pas une allusion au domaine artistique faite par le Pape qui ne souligne à quel point tout discours esthétique doit être avant tout rapporté au modèle de l’icône. Et l’exaltation de cette forme d’expression picturale n’a d’égale que la rigueur des règles auxquelles elle est soumise. L’art de l’icône n’est pas celui de l’expression libre, mais celui de la conformité au dogme. Elle est la parcelle infime de création que s’est arrogée la chrétienté pour garantir l’universalité de son message jusque dans la pratique artistique.
    La démarche n’est pas négative en-soi. Une voie est désormais ouverte pour l’art chrétien, mais les limites en sont encore étroites. Ce qui ne devait n’être que le prolégomène à une véritable affirmation artistique dans la chrétienté a pris au fil des siècles l’allure d’une excuse. La parcelle pleine de promesses, promise à une colonisation progressive de l’art par le Génie du christianisme, s’est muée en bastion, âprement défendu, mais en permanent état de siège. «Voilà, nous disent les théologiens, la foi n’exclut pas l’art, nous en voulons pour preuve l’icône». Mais la chrétienté ne devrait se satisfaire d’un champ artistique si restreint, et c’est sans doute ce manque d’ambition qui est à l’origine du délabrement créatif dans laquelle désormais la foi se déploie. L’enjeu d’une esthétique chrétienne est donner les clés théoriques qui permettront un élargissement de l’activité créatrice. C’est ce que nous proposons comme but de notre recherche. Ce que l’art de l’icône tire comme légitimité dogmatique devra être identifié, et mis à la base d’une théorie générale de l’image chrétienne.

§ 1.2 UN CHEMIN VERS L’INVISIBLE

    Si la condamnation de Tertullien n’a pas été rétroactivement appliquée pas à l’icône, c’est parce que l’icône ne s’épuise pas dans le réel — c’est en tout cas ainsi que le dogme la conçoit. Elle ne prend sens qu’une fois le réel dépassé. L’esprit appliqué à sa contemplation n’est pas enchaîné au réel, mais entame une réflexion spirituelle qui l’amène progressivement à congédier le visible au profit de l’invisible. C’est ce que les anciens caractérisaient par l’alliance du docere et du movere, soit une réflexion contemplative mise en branle avec douceur par l’image. Ce qui était auparavant séduction improductive devient alors le moyen de la méditation, la mutation de l’ennemi des réalités spirituelles en un guide menant à elles.
    C’est là que réside l’exigence théologique: l’idole devient icône dès lors qu’elle fait signe vers la vérité divine, et qu’elle n’empêche pas d’y accéder en interposant un écran de matérialité sur le chemin qui mène au spirituel.  D’où la méfiance envers la mimésis, stigmate de «l’image sculptée» du décalogue, glorification de la créature au lieu du créateur, du matériel au lieu du spirituel, qui répugnait tant à Tertullien; teintée de platonisme, cette méfiance  envisage l’image idolâtre comme un obstacle à l’atteinte de la vérité, du paradigme. C’est un artifice, un simulacre (phantasma), un piège qui enferme l’homme dans sa réalité matérielle. L’homme de Dieu ne peut que pressentir le danger qu’une telle dépendance au réel fait peser sur tout homme: la diminution de sa nature spirituelle, le comblement de ce vide en forme de Dieu qui est à la base de l’éveil de la foi. Et le redoutable avantage  du simulacre-idole est de provoquer l’adhésion par la jouissance procurée: Tertullien avait compris quelle charge érotique accompagnait l’expérience du divertissement, et par extension l’expérience esthétique; l’idole flatte des instincts bassement humains et procure un plaisir coupable et trompeur. Cave immuniditiam.
    Mais comment un artifice humain pourrait-il être le signe du divin, ce divin que même Moïse ne peut voir que de dos tant sa transcendance nous sépare de lui ? Comment n’y aurait-il pas quelque chose d’absurde à vouloir encapsuler dans l’art un Dieu incompréhensible et inatteignable ? Il est une barrière infranchissable entre l’homme et Dieu, qu’il est impossible à l’homme de franchir. En effet l’Ancien Testament nous montre que c’est toujours à l’initiative de Dieu que cette barrière est franchie, et qui nous présente ainsi le peuple d’Israël comme un peuple d’attente, un peuple d’écoute. Et rien n’est changé dans ce rapport à la lecture du Nouveau Testament; c’est l’initiative divine de l’Incarnation qui jette un nouveau pont entre Dieu et l’homme.
    L’Incarnation est malgré tout la source d’un bouleversement dans l’interdiction de l’image, parce que la venue du Christ a rendu la vérité visible, matérielle, la divinité s’est manifestée dans une image qui peut se transmettre, se contempler, dont on peut se souvenir. Par elle, la Loi est accomplie, et certaines de ses modalités viennent à être modifiées. Ce n’est qu’à partir de l’Incarnation qu’on peut dater la période d’incubation de l’icône dans l’Esprit du christianisme; le temps qui sépare le Christ de la première icône est celui que l’homme a dû prendre pour réaliser qu’il transportait dans son souvenir l’image vivante de la vérité. Non pas une image textuelle, un souvenir passé par la tradition orale, et sur laquelle l’imagination pourrait laisser cours à sa créativité en y plaquant ses propres fantasmes; l’image du Christ est l’image d’un homme, l’image d’un vivant, d’un ami, d’un maître, l’image d’une personne que certains ont pu connaître, et non pas inventer. L’icône nait de cet invraisemblable statut du Christ. Il n’est ni un mythe qu’on pourrait dépeindre par le dessin à des fins pédagogiques, ni une idole vide qu’on doterai à tort d’un quelconque pouvoir, il est la vérité divine qui s’est exprimée et par le Verbe, et par l’image.
    Parole et image vont d’ailleurs de pair dans la personne du Christ. Il n’est pas seulement la parole éthérée de Dieu — comme flottante, libérée des contraintes de l’apparence — celle-là même qui descend des cieux dans l’Ancien Testament; il est aussi l’image physique de cette parole, le verbe incarné dans la chair, il est la seule légitime idole, parce qu’idolâtrie à son égard devient louange de l’Éternel. Et dans sa prédication même, le Christ souligne l’importance des images.
    On se méprendrait sans doute si l’on croyait qu’à cet endroit le Christ innove. L’Ancien Testament, débarrassé du voile de l’interdiction du décalogue, n’est rien autre chose qu’un ensemble symbolique de vérités théologiques, mises sous la forme d’images terrestres. Le péché assimilé à la pomme, la traversée de la mer, puis du désert comme métaphore de la vie spirituelle, tout y est image, illustration ici-bas de la puissance de Dieu. Je n’exprime ici nulle mise en doute de la véracité des faits qui y sont exprimés, mais seulement la valeur symbolique dont Dieu charge chaque évènement de son peuple, afin qu’en ayant conscience de sa propre histoire, il soit amené à connaître la nature et la volonté céleste. Et le Christ nous rappelle à l’image lors de ses prédications, par son langage illustré de la parabole, par son sens aigu de la métaphore: l’image est, movere et docere, le moyen par lequel le Christ ébranle la vie des hommes pour les mettre en marche vers le salut. Sans doute que la figure du Christ nous paraîtrait moins vive, si il ne nous avait laissé un discours aussi symbolique et accessible. C’est l’image et le verbe qui permettent aux vérités éternelles de s’exprimer dans la réalité terrestre.

    Et le Christ préfigure ainsi l’icône. Consubstantiel, le Christ est un équilibre temporaire et parfait entre le terrestre et le divin. Sa vie est mimésis de l’existence humaine, et son enseignement signe vers la vie éternelle. Et l’icône, en cherchant à faire revivre cet équilibre entre humain et divin, se met en situation de tension entre les mêmes inconciliables pôles, pourtant conciliés en Jésus.
    Se pose alors le problème des modalités de la perpétuation du souvenir christique. Rappeler le souvenir du Christ d’une manière qui ne contrevienne pas aux exigences divines, c’est donner au matériel le seul crédit du signe vers l’immatériel. L’icône devient un simulacre divin, non pas une copie, mais un artifice qui reproduit la symbolique divine qui était celle du Christ. C’est la faille que trouve le christianisme pour se départir à la fois d’une esthétique platonicienne trop rigoureuse à laquelle les penseurs l’avaient peu à peu asservie, et d’un légalisme vétéro-testamentaire encore plus intransigeant.
    Récapitulons donc ce en quoi l’art de l’icône se démarque et du platonisme, et de l’interdiction du décalogue. Pour Platon, le simulacre est une dégradation de l’Idée. Le produit de l’art (au sens de l’artisanat tekhnè), est supérieur à l’art du poète ou du sculpteur parce qu’il donne une transcription matérielle directe de l’Idée dont il se réclame. Le produit de l’activité artistique, au contraire, est imitation du produit de la tekhnè, image de l’image, et donc nécessairement de valeur moindre. C’est un trompe l’œil qui, parce qu’il est la dégradation la plus forte de l’idée, peine à faire signe vers elle, là où la production de la tekhnè (par exemple le lit matériel, traduction de l’Idée de lit) est une actualisation de  l’Idée dans le sensible. Mais le platonisme subit l’effet de l’Incarnation: c’est Dieu lui même qui actualise sa transcendance dans le corps physique du Christ. Nul homme ne peut pourrait prétendre par ses seuls moyens actualiser le divin dans le sensible, et c’est pourquoi c’est, comme nous l’avons dit, toujours à l’initiative de Dieu que la chose est rendue possible. Seule reste alors la production artistique — maigre consolation en apparence — comme moyen humain de rendre compte du divin. Mais les conséquences de l’Incarnation vont s’étendre jusqu’à ce problème pour finalement le régler: ce que nous voyons dans le Christ, ce n’est pas une dégradation initiale de la nature divine, ce n’est pas une manifestation de Dieu qui lui est inférieure, mais c’est Dieu tout entier rendu visible. Le dogme trinitaire est très clair sur ce point; le Christ-Verbe n’est pas inférieur à Dieu, il est «engendré, non pas créé», il est expression de l’essence de Dieu tout autant que le Père. Ce que la production artistique humaine se donne comme modèle, ce n’est donc pas l’image de Dieu comme dégradation de l’Idée de Dieu, mais Dieu lui-même qui s’offre tout entier accessible. Et par ce biais l’art religieux n’est plus image de l’image, mais image de Dieu.
    Une fois départi de son traditionnel platonisme, il incombe au christianisme de se démarquer des interprétations erronées de l’interdiction du décalogue. Mais là aussi, par l’Incarnation, tout est bouleversé. Là où l’idole est une pure manifestation matérielle, à laquelle on prête des pouvoirs surnaturels ou une divinité, et qui revient à l’adoration d’un démon plutôt qu’à l’adoration de Dieu, la figure du Christ traduite en image est une exception. Car ce serait un non-sens que de dire qu’on prête faussement au Christ une divinité, alors qu’il est Dieu lui-même. Toute la difficulté du problème de la représentation du Christ est de trouver le moyen par lequel on adorera la personne spirituelle du Christ, et non pas l’image physique qui est dépeinte par l’artiste. C’est sur ces distinctions dans le dogme de l’icône que nous souhaitons désormais nous pencher.

§ 1.3 ENTRE MIMÉSIS ET DIVINITÉ

    La représentation artistique comme perpétuation de la figure du Christ, voilà le programme que se fixe l’art chrétien par le moyen de l’icône. Cette représentation, comme son modèle, sera empreinte des tensions de l’être consubstantiel qu’elle imite. Tiraillée entre le terrestre et le divin, entre la mimésis et le passage de relais aux vérités éternelles, l’image subit le poids d’exigences qui restreignent son champ d’action, et s’expose à une inertie toujours plus grande.
    Cette distinction que l’on a exigé précédemment entre idole et icône, nous devons désormais l’assumer, la caractériser. En quoi l’icône se distingue-t-elle de l’idole ? On a demandé à ce que l’icône soit le signe vers le divin, qui s’efface humblement au moment même où il permet l’accès à lui. Une image fugace, évanescente, dont la force de movere s’allie à la douceur avec laquelle elle se désagrège pour laisser place à la pure contemplation spirituelle. Avant même de soulever les objections qu’on peut à bon droit formuler contre une telle conception de l’image, il nous faut noter à quel point ce processus méditatif est, dans son aspiration à l’atteinte du divin par la méditation, semblable à la démarche mystique. La mystique est par ailleurs intimement liée à l’icône dans la théologie orthodoxe, pour laquelle elle constitue un support potentiel. Le mystique, par son dépouillement, est comme l’image qui cherche à se départir de ses caractéristiques physiques, de sa corporéité, de son individuation, afin de se fondre dans l’être et la volonté divine. Il y a renoncement à son être physique, à son occurrence sensible, et seule doit demeurer la volonté de laisser place au divin, afin de tourner les regards, et de se tourner soi vers la Vérité même. Et de cette analogie du mystique et de l’icône, nous pouvons tirer des conséquences, qui pour cette dernière s’avèreront tragiques. Tout d’abord, la relation qu’entretient le mystique avec l’homme du commun nous instruit: le mystique, par son inlassable travail de dépouillement, ne parvient jamais à changer de nature; il n’en viendra jamais à modifier son essence, à se faire pareil à l’ange, au démon, où à toute autre réalité plus céleste que l’homme. Le mystique reste homme par nature, et seules sa spiritualité, sa volonté plus aguerrie le font différer de l’homme qu’il était auparavant. Il n’est qu’un homme de degré spirituel plus élevé.
    Si désormais nous voulons appliquer la même épreuve à l’icône, dans son rapport à l’image traditionnelle (forcément idolâtre), nous nous retrouvons forcés d’admettre que la différence entre icône et idole n’est pas différence de nature, mais différence de degré. Et sur quelle échelle ? Celle de l’arrachement au réel, celle de la négation du matériel et de l’atome brut, celle de la tension vers le plus haut degré d’assimilation au divin. Ce qui ne prête a priori pas à conséquence. Sauf quand arrive le moment de pointer l’endroit précis, entre icône et idole, où l’idolâtrie s’efface pour donner à l’image la plus parfaite conformité dogmatique. Où se situe ce point où le mauvais devient bon?
    La conception originelle de l’icône vacille. On commence à comprendre qu’entre icône et idole, tout n’est pas aussi clairement opposé que l’on eût aimé le croire. D’ailleurs, la moindre expérience de méditation devant l’icône, faite avec toute l’honnêteté requise, nous montrera plus distinctement qu’aucun argument que l’icône ne s’efface pas aussi facilement devant le divin qu’elle le prétend. Peut-on contempler le Christ Pantocrator, et accéder à la vérité de Dieu sans que cette vérité présente encore çà et là quelques traits de l’icône qui nous y a amené ? Réponse négative, qui nous fait prendre conscience de l’arrogance avec laquelle l’homme a essayé de se convaincre qu’il était capable de se dépasser lui-même. La théologie de l’icône a entretenu la chimère d’une voie par laquelle le sensible pourrait, lors de l’expérience esthétique, être vidé de tout son potentiel de movere, puis évacuée proprement sans que demeure en nous son souvenir.
    Mais la caractéristique principale de l’homme est d’être asservi au matériel, d’être condamné durant toute son existence à composer avec sa double nature, parfaitement reflétée dans le Christ. Le destin de l’homme est intimement lié à la terre qui à la fois le porte et l’enferme. «Le sol sera maudit à cause de toi !» (Genèse 3:17). Et l’homme connaît la peine de tirer sa subsistance du sol, de composer avec la douleur, la déception, et l’absurdité indifférente de la matière inerte. Cette vie de labeur vouée au vis-a-vis avec le sol n’est relevée que par la capacité spirituelle de l’homme, sa possibilité de connaître Dieu et son message. Cette espérance au milieu de la peine, cette jouissance au milieu du labeur qui est toute la sagesse de l’Ecclésiaste, l’homme souhaiterait volontiers se l’accaparer, l’augmenter de la même manière qu’il augmente ses provisions terrestres. Et l’art pâtit de cette appétit outrecuidant, qui place l’icône comme l’artifice humain capable de libérer — même pour un temps — l’homme de son insupportable pesanteur.
    À nouveau la chrétienté se fourvoie, si elle s’imagine disposer du moindre moyen de franchir la barrière qu’a érigé Dieu entre ses créatures et Lui. En revenant à la mystique, nous serons mieux à même de comprendre en quoi toute idée de ce genre est absurde, et quelle idée juste il faut se faire à ce sujet. Toute expérience mystique est un don de Dieu. Par une préparation spirituelle intense, par une contrainte de la volonté, le mystique se dispose à recevoir l’expérience mystique, sans jamais que celle-ci ne découle de ses propres actes ou mérites. Cette humilité devant la grâce divine est parfois équivoque, notamment chez Saint Jean de la Croix, qui dans les premières lignes de sa Montée du Mont Carmel, son manuel de mystique pratique, expose les raisons qui l’ont poussé à la rédaction dudit ouvrage: «[...] c’est l’espérance que j’ai que Dieu m’aidera particulièrement à le composer, pour le soulagement de plusieurs âmes, qui, lorsque Dieu veut les engager dans cette nuit pour les élever à l’union divine, n’avancent pas plus outre dans le chemin de la vertu, ou qui refusent d’y entrer d’elles-mêmes, ou qui ne s’y laissent pas introduire par d’autres personnes, ou qui ne se connaissent pis et n’ont point de directeurs expérimentés pour les mener a la cime de cette montagne». D’autres passages semblables poussent à croire que le chemin jusqu’à l’expérience mystique exige de s’exercer sans ménagement, et que cette condition seule remplie, l’homme pourra accéder à Dieu. Il y transparaît comme un automatisme qui fait l’économie du salut christique pour retourner à une sorte de justification judaïque par le dépouillement et la dévotion. Ceci est un non-sens, car tout ce qui nous mène à Dieu est le fait de sa grâce, et non de nos efforts.
    Et de même dans le domaine artistique, il n’est nul artifice, nulle règle de création qui puisse nous affranchir de la condition que Dieu nous a assigné depuis la Chute. Et même l’icône gardera à jamais un arrière goût du monde terrestre, une part d’idolâtrie. Devons nous pour autant condamner l’art ? Nous nous l’étions déjà interdit, gageant qu’une pratique si universelle ne puisse être exclue du message le plus universel qui soit. Il nous reste donc à tirer les leçons de cette mise au point sur l’icône, afin de donner à notre recherche la direction adéquate.

§ 1.4 SORTIR D’UN MODÈLE ILLUSOIRE

    L’icône à ce point ébranlée nous plonge dans une incertitude inquiétante; sachons tirer parti des situations, même de celles dans lesquelles nous nous voyons le plus démunis. Le modèle élitiste de création qui justifiait une telle restriction de la production artistique chrétienne perd quelque peu de sa superbe, et la sécurité qu’il offrait à l’esprit chrétien laisse place à l’abîme du doute. Table rase a été faite de ce que la méfiance chrétienne à l’égard des images a engendré comme théories esthétiques inadéquates, et nous sommes désormais en droit d’envisager même les hypothèses les plus neuves et les plus radicales. Et le meilleur moyen de les formuler est de revenir au carrefour précis où la théologie a choisi d’emprunter ce qui s’est révélé la mauvaise voie, pour envisager de s’engager sur une autre. Et la plus fondamentale des possibilités, la voici: sur quoi fut fondée la théorie selon laquelle l’art doit toujours faire signe vers le divin en s’affranchissant du réel ? N’y a-t-il donc que la divinité sous tous ses attributs qui soit digne d’être le sujet d’un art chrétien ?
    Dans la suite de notre réflexion, nous tenterons de montrer en quoi ce parti-discutable, posé comme un axiome indiscutable de la théologie esthétique, a conditionné l’art chrétien à l’évitement de toute représentation terrestre, à toute création à propos du matériel. Et qu’ainsi, c’est une partie considérable de la spécificité humaine dans la Création qui est passée sous silence — souffrance, érotisme; etc. ...
    Peut-être par l’élargissement de nos perspectives, et par une méthodologie motivée davantage par l’espoir d’atteindre la vérité que par les pressions culturelles collatérales, par une méthodologie plus rigoureuse dans son examen des possibilités que dans la justification des erreurs passées, arriverons nous à voir émerger, ne serait-ce que de manière infime, une esthétique libérée du dogme humain, d’une dignité à la fois azuréenne et tragique.

NOTES:

1. Comme le note Didi-Huberman dans L’image ouverte.
2. «prends garde à l’impureté», Confessions, livre III, chapitre 2.

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3 mars 2010

Plato's Fashion : essai d'herméneutique imaginaire

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Zeuxis (The Chosen Five d'Edwin Long)

 


    Perfection de la peau, formes magnifiées, lumière presque surnaturelle, produits de luxe, les photographies de mode ont l’allure de véritables illustration de la Beauté la plus pure. Parfois même un peu trop, pense-t-on, lorsque les attributs idéalisés du mannequin confinent à l’imaginaire. Ce que nous y voyons s’est, d’une certaine manière, désolidarisé de notre réalité, et semble flotter quelque part, parallèlement à nous, dans un endroit et une époque où il n’existe qu’une perfection qui nous est inaccessible. Il est devenu fréquent de voir désormais les consommateurs se révolter contre ce paradis perdu vers lequel on tend sans jamais en apercevoir l’entrée. Chacun se dit complexé, écrasé dans son imperfection toute naturelle rendue ridicule, indésirable, inacceptable.
    Et en effet, on peut se questionner sur la légitimité d’une idéalisation qui ne semble plus refléter les désirs du monde, mais n’être plus que le miroir de ses imperfections. On trouve dans la réflexion de Platon nombre d’outils nous permettant d’appréhender mieux la chose - Platon ayant toujours placé le Beau au cœur de sa réflexion, l’utilisant à plusieurs reprises comme échantillon ayant valeur d’exemple pour affirmer sa théorie des Idées.
   
    Le contexte dans lequel évolue le Socrate de Platon est baigné d’idéalisme. Beauté, courage, vertu, justice font partie intégrante non seulement de la vie intellectuelle, mais aussi culturelle. L’art militaire et les légendes qui le nourrissent ne se réfèrent qu’au courage et à la vertu des héros mythiques, le plus souvent homériques, et l’art, la production poïétique (qui recouvre aussi bien le domaine pictural que musical et théâtral) cherche à atteindre l’idéal de la beauté. Ainsi le peintre Zeuxis, pour représenter Hélène, entreprend de faire la synthèse des corps des cinq plus belles femmes de la ville, afin d’en tirer une seule figure parfaite. Ce que le Socrate historique semble agréer : «Quand vous représentez des modèles de beauté, comme il n’est pas facile de trouver un homme de tout point irréprochable, vous prenez plusieurs modèles et, combinant ce que chacun a de mieux, vous nous faites voir des corps où tout est beau». Et ce, précisément parce que ce modèle idéal est incarné de manière inégale et défectueuse dans la réalité; le travail du créateur est de reconstituer l’idéal à partir de fragments de beautés glanés sur diverses incarnations.
    Et la mode ne semble pas faire autre chose. Par les moyens qui sont aujourd’hui les siens, elle fait la synthèse de ce qu’on peut rencontrer de plus parfait au sein d’un même individu, sorte d'amalgame de perfections idéal. Et l’on s’en rend bien compte, lorsqu’en observant ces photographies de mode, on ne décrète pas simplement : «cela n’existe pas !», mais plutôt «il est impossible à une personne d’être aussi parfaite», parce que nous ne nions pas que l’on puisse, dquelque part au sein de toute l'humanité, trouver des individus atteignant une quasi-perfection concernant l’un ou l’autre de ces attributs, et celui-là seul. Ainsi, nous voyons que d’un point de vue artistique, nous pouvons assimiler la mode à l’art antique, et l’y substituer pour le mettre à l’épreuve de l’examen socratique.
   
    La particularité de la démarche de synthèse des attributs est que tout en conservant un lien avec une réalité qui lui fournit son matériau, elle la transcende en y exprimant une perfection qui y est contenue en puissance mais, il est vrai, rarement, et même jamais en acte. On peu se demander quel intérêt peut bien viser une telle démarche; vers quoi se dirige-t-elle lorsqu’elle s’éloigne du sensible, de la réalité ?

    Réponse de Socrate : de l’Idée. Car ce que contient ce condensé de perfection, c’est ce qui se rapproche le plus de l’Idée de beauté en soi, infiniment et éternellement parfaite. Infiniment parfaite, la photographie de mode l’est autant que possible selon les moyens techniques qui sont les siens; éternellement également, puisque le support photographique permet de figer à jamais une beauté à son apogée - et c’est sans doute la raison du culte voué à Marilyn Monroe, dont le décès dans la fleur de l’âge est la réalisation la plus parfaite de cette beauté éternelle qui n’a été connue qu’à son maximum, sans jamais connaître de déclin.
    Ainsi la photographie de mode tente-t-elle d’atteindre un archétype de la beauté, dont la représentation idéalisée ne se soucierait pas de son éventuelle actualisation dans le réel. Son inscription dans la perspective platonicienne serait donc indiscutable: elle est un médium ouvrant sur une ascension vers le Beau en soi, elle éduquerait notre regard en le tournant vers l’idéal et le paradigme.

    Mais comment alors comprendre que dans un autre passage, Socrate déclare : «Car cette cité que nous avons décrite -la cité saine- ne suffit plus; il faut la remplir d’une multitude de gens, en la faisant croitre du nombre de ceux qui ne concourent dans les cités à rien de nécessaire, comme par exemple les chasseurs en tout genre, les imitateurs, c’est à dire ceux qui s’appliquent aux dessins et aux couleurs, et aussi la foule de ceux qui s’occupent de musique, les poètes et ceux qui les entourent, les rhapsodes, les acteurs, les choreutes, les entrepreneurs, les fabricants d’accessoires de toutes sortes, et notamment de ce qui concerne la toilette des femmes». Dans ce passage de la République, on traduit également toilette des femmes par cosmétiques, le terme grec pharmakon. Le pharmakon, c’est à la fois le poison, l’antidote et le parfum, la drogue; c’est un terme ambivalent, qui peut être aussi bien positif que négatif. Platon compare cela à un luxe superflu, qui n’est pas nécessaire dans une cité saine, mais qui y est rajouté lorsque la cité commence sa décadence.
    Difficile de ne pas voir une condamnation de la mode, dans ce passage où luxe, arts et culture sont perçus comme une gangrène pour la cité. Quelle est la cause de cette condamnation ? Platon voit dans ces éléments nouveaux des producteurs de simulacres. C’est particulièrement vrai des cosmétiques, maquillages, et donc de la photographie de mode. Ils donnent à voir quelque chose qui n’est pas vrai, mais se fait passer pour vrai; un travestissement de la réalité par le moyen d’artifices.
    Nous sommes donc à un moment de contradiction: la mode est-elle un chemin vers le Beau en soi, où au contraire un simulacre du Beau créé dans un but qui n’est pas louable ? Un peu des deux, serions-nous tentés de dire, mais il nous faut bien choisir, ou trouver une troisième voie.

    Car pour Platon, le problème du simulacre est qu’il arrête le regard et la réflexion sur une image sensible, une idole, qui l’empêche d’accéder à l’Idée. Et il est vrai que bien souvent la mode ne nous propose que des images idéales de beauté qui se révèlent être des idoles: lors de la lecture de magazines de mode, ne nous arrêtons-nous pas à l’image elle-même, et ne la consommons nous pas avidement sans la transcender ?
    Mais si nous n’avons aucun contrôle sur l’imagerie de la mode, n’y aurait-il pas pour autant un moyen de plier ces images aux exigences platoniciennes d’orientation vers le paradigme ? Ce que l’on peut se proposer, c’est de se livrer à une éducation du regard, qui plutôt que de se soumettre aux règles des designers, aurait une attitude active face aux images, en s’en servant comme support pour accéder au Beau. Car bien que très élaborées, ces images sont des objets simples sur lesquels nous pouvons exercer notre contrôle. Platon lui-même, tout en vilipendant régulièrement Homère et les poètes pour leur complaisance vis-à-vis de conceptions philosophiques erronées, ne cite-t-il pas abondamment leurs œuvres, avec une précision et un a-propos qui ne peuvent venir que d’une longue fréquentation des textes ?
    Platon lui-même devait considérer que l’usage d’une raison active sur des textes peu orthodoxes pouvait tout de même être la source d’une réflexion bénéfique. Ainsi, nombres de ses œuvres nous montrent comment Socrate parvient à faire surgir une idée vraie de citations qu’il estime douteuses, de Homère et Pindare par exemple.
   
    Nous devons donc tenter d'éduquer notre regard à utiliser les images de mode comme support méditatif, à la manière d’icônes religieuses. Pour parvenir à l’ascension vers le paradigme, le regard doit circuler de l’image vers l’idée de manière presque spirituelle, la contemplation des formes sensibles étant une ouverture vers le monde idéal. Par cette nouvelle approche, nous parvenons à résoudre le problème de la prétention exclusive de l'image/idole.

Ce sera également une réponse à l'argument souvent avancé de la superficialité de la mode et de son imagerie (pour s'en convaincre d'avantage, on pourra consulter l'excellent ouvrage de F. Monneyron, "La Frivolité essentielle", chez PUF). La véritable superficialité est non pas de penser la mode, mais de laisser sa pensée se faire modeler par la mode.

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