Karl Friedrich Schinkel - Cathédrale gothique au bord de l'eau - 1813
Rassemblement de courtes pensées sur les rapports ambigus qu'entretiennent le christianisme (dans sa doctrine et son expression pratique) et l'esthétique, et plus particulièrement le design. Pour la plupart premiers jets peu retravaillés, je m'excuse de la forme peu flatteuse sous laquelle je les présente, et de la superficialité de mon usage des concepts, que j'expérimente, ce blog étant davantage un journal qu'une vitrine de travaux finis ...
§1. La contamination du matériau
En tombant hier sur un site d'église
progressive/progressiste, j'ai comme ressenti en pleine figure le
malaise qui secoue actuellement le christianisme dans son rapport au
design (au sens large). Il faut se rendre compte que la situation est,
pour le monde chrétien, extrêmement délicate, elle est un moment
charnière dans l'histoire de la communication évangélique: l'Eglise -
mystique, institutionnelle et sociale - vient de se réveiller d'un
sommeil autarcique, et découvre avec anxiété le retard qu'elle accuse en
terme d'efficacité communicationnelle. Design dépassé, vocabulaire
obsolète, goûts démodés, tout est pour ainsi dire à refaire. Elle ne
peut même pas en appeler à un certain conservatisme, parce que ce n'est
pas le icisme qui constitue son terreau culturel, mais un post-icisme
qui se réclame des anciens sans en comprendre le enjeux ni en partager
le goût. Le christianisme est dans le no-man's land du design, et vient
de découvrir après tous les autres, et avec stupeur, que ce qu'elle
croyait être Canaan est une véritable traversée du désert artistique.
Mais
réveil spirituel oblige, on ne tarde pas à faire suivre cette prise de
conscience par des actes immédiats. Et ce principalement de la part des
dénominations issues des réveils spirituels antérieurs, celles qui
cherchent avant tout l'action, l'évangélisation. Ces dénominations sont
en effet prédisposées à un tel sursaut, en tant qu'elles s'opposent
naturellement au traditionalisme, cette opposition étant le seul moyen
d'affirmer leur identité, sans cela inexistante. Nul icisme, nul
conservatisme donc, ce qui encourage fortement à s'approprier les
terrains encore vierges de toute trace chrétienne, en occurrence toute
l'imagerie et les codes esthétiques actuels. Ce qui permet dès lors
d'assister à un mouvement culturel et économique identique à celui que
Max Weber identifiait comme étant à la racine du capitalisme:
l'impulsion protestante, non pas spirituelle, mais théologique et
sociologique.
On ne se penchera pas
plus avant sur ce qui pourrait, toujours selon le mot de Weber,
«expliquer cette prédisposition des régions économiquement les plus
développées à faire le choix d'une révolution dans l'église ? »,
toujours est-il que les paramètres sont étonnamment similaires. Car ce
sont bien des églises au patrimoine économique solide qui s'engagent en
première ligne de ce mouvement de design de la foi chrétienne, qui
choisissent de confier à des agences l'argent qui aurait pu aider les
plus démunis, et qui prend l'allure d'injection de botox dans le Corps
Christique. Mais ces considérations sont l'affaire des sociologues.
Et lorsqu'on en vient à examiner les résultats d'un tel progressisme
communicationnel, le malaise ne fait que s'intensifier. Beaucoup font
l'erreur de croire que le maniement des codes du design devient aisé dès
lors qu'on en appelle au Saint-Esprit. L'expérience nous montre qu'il
n'en est rien. Si l'on devait synthétiser le problème, identifier en une
phrase la racine de toutes les contradictions, il faudrait simplement
pointer du doigt l'idée largement répandue que tout le monde peur être
designer ou graphiste. Le design est un métier, qui s'apprend par des
études rigoureuses, et c'est une illusion de croire qu'une science
infuse ou une quelconque action du paraclet peuvent constituer un
passe-droit dans cet univers exigeant. Et de là naissent tous les maux
qui contaminent les nouveau designs chrétiens, et qu'on pourra
subdiviser en deux grandes familles d'erreurs que nous allons détailler
maintenant.
Tout d'abord, le
phénomène de christianisation de produits et de designs laïque, qui est
largement partagé par la plupart des designers chrétiens. Ceux-ci ne
cherchent pas à ajouter une plus-value chrétienne à une création déjà
novatrice, mais se contentent de resservir du déjà-vu en s'imaginant que
c'est précisément parce que c'est chrétien que c'est nouveau. Cette
erreur est en soi assez désolante, car ce qui est daté est daté, la
copie reste de la copie, et de telles productions ne peuvent fonctionner
qu'en exploitant les manques culturels d'un public habitué à des
designs chrétiens plus pauvres encore.
Et arrive la deuxième tendance, bien plus grave encore, parce qu'elle
prend la première pour base et rajoute encore à l'erreur, est celle de
contaminer le message évangélique avec un matériau artistique ou
communicationnel. Les expressions, les codes, les modes, sont mixés avec
les références bibliques, sont utilisées comme outils exégétiques pour
tenter une relecture contemporaine de la Bible qui sacrifie la vérité
au profit d'une mentalité «user-friendly».
C'est
ce qui arrive lorsque les codes culturels sont mis sur un pied
d'égalité avec les Écritures Saintes, et qu'on s'imagine que les deux
peuvent et doivent se fondre dans un tout organique mélangeant
allègrement message millénaire et coolitude passagère. Il faut avant
tout veiller à conserver l'intégrité du message biblique, et n'utiliser
le design que pour le rendre accessible. Essayer de redesigner la Parole
Divine est un non-sens qui pourtant est manifeste dans nombre de
productions chrétiennes encore toutes fiévreuses de leur découverte de
la contemporanéité, et trop peu accoutumées à discerner les limites de
ce médium qu'elles utilisent à l'aveugle.
Il
ne faut pas oublier que le design est avant tout une profession, et que
les enjeux d'un design chrétiens deviennent vite suffisamment complexes
pour qu'on ne s'autorise pas de les prendre à la légère.
§2. Production et propagande
Si auparavant, nous avons examiné le
commerce dangereux et partial qu'entretient le monde chrétien avec les
moyens de communications laïques contemporains, il nous faut désormais
nous pencher sur une autre tendance, tout aussi risquée, sinon plus :
son utilitarisme.
Car une fois les églises et les artistes lancés
dans ce processus de refonte de leur identité et de leur message, on
constate, la plupart du temps, une prise de position particulière. Les
artistes chrétiens -- et ceci est incontestable -- pillent les codes
graphiques actuels pour en faire un emploi autre, voire un
contre-emploi. Plutôt que de s'installer, comme ce devrait se faire,
dans un schéma dialectique, où le christianisme «discuterait» sa
différence d'avec le monde laïque par un jeu avec celui-ci -- jeux de
langages, superposition des discours, détournement intelligent --, les
artistes préfèrent au contraire subtiliser des palettes de modes
d'expression contemporains, et partir s'installer dans une réalité
autre, dans un espace d'expression qui leur est propre, et qui les
sépare du monde laïque. Il n'y a pas de dialogue, pas de relation autre
que celle, quelque peu prométhéenne, de la technique et du langage volés
au monde pour l'usage des chrétiens.
Et cet état de fait
permettrait de mieux comprendre pourquoi le design chrétien ne peut plus
se maintenir de lui-même à un niveau d'excellence. Le feu qu'il a volé
ne dure qu'un temps, mais quand le combustible est épuisé, et lorsqu'on
n'a pas pris le temps de comprendre comment le créer soi-même -- c'est
là le rôle de la dialectique --, on n'a d'autre choix que de retourner
le voler. Et c'est pourquoi un design exercé de cette façon ne mènera
qu'à une longue histoire de pillages artistiques. Et comme il est
nécessaire de ramener le feu chez les siens depuis l'endroit où il fût
volé, il est inévitable qu'on accusera toujours un temps de retard sur
ses victimes.
Et ce schéma particulier de
vol-réutilisation-épuisement se trouve encore renforcé par l'usage
utilitariste qui est fait du butin. La tendance est à l'utilisation des
codes artistiques et graphiques non pour eux-mêmes, mais comme outils
d'évangélisation. Par une sorte de pieux appât du gain, le monde
chrétien a flairé le pouvoir d'adhésion de ces nouveaux codes, et voit
avant tout en eux un moyen de rendre le message de l'église -- et non
de Dieu -- plus percutant, plus attractif. Et dans sa précipitation, il
ne prend pas le temps de manier ces codes, de les envisager pour
eux-mêmes. Le monde chrétien dans son rapport aux images envisage
rarement la jouissance esthétique pour elle-seule, comme un but à
atteindre, comme peut-être même le seul but dont on soit sûrs à propos
des images. L'art n'est plus l'Art avec une majuscule, vu comme une
finalité, comme le «couronnement de l'existence» (Nietzsche), mais comme
un simple moyen de ramener des âmes à Dieu. Et le design est dépouillé
de toute sa dimension esthétique, pour ne laisser subsister qu'une
volonté purement commerciale. Commerce des âmes certes, mais commerce
tout de même. Ainsi, agir de la sorte, c'est refuser à l'Art et au
Design leurs plus nobles aspects, et cela au nom même d'un Dieu dont on
ne cesse de louer la noblesse, et pour qui on souhaite malgré tout
offrir le meilleur.
Mais tant que cet utilitarisme demeurera le
principe dynamique majeur de la création artistique chrétienne, nous ne
pourrons aboutir qu'à des productions médiocres, à un art
d'arrière-garde. La grande force des chefs-d'œuvres chrétiens, comme la
peinture de la Renaissance, étaient précisément d'être conçus pour
eux-mêmes. L'objet d'art était la finalité de l'action, sa seule
finalité. Et l'excellence engendrée par une telle attitude faisait
rayonner l'œuvre, qui dans un deuxième temps, qui n'était même pas
envisagé à l'origine -- par l'artiste tout du moins -- ramenait les
hommes à la grandeur de Dieu. Mais toujours l'œuvre demeurait pour
elle-même, indépendamment de toute finalité sociale. Et de même pour les
designs de qualité, il importe de ne pas se focaliser uniquement sur ce
que veut voir le client, mais aussi et en premier lieu sur ce qu'est le
prestataire de service, sur son identité, ses valeurs, afin de ne pas
créer une vitrine factice qui n'est qu'une illusion temporaire, qui se
voit détruite chaque fois que le client découvre les ficelles du
mensonge.
C'est donc un enjeu majeur pour les artistes chrétiens
que de se positionner dans un dialogue avec le monde laïque, afin de ne
pas être rabaissé à une dépendance de la créativité laïque qui empêche
littéralement l'art de s'exprimer dans l'église. Il faut également
apprendre à envisager la création comme une discipline autonome, qui
possède ses propres finalités, et qui ne doit pas être sans cesse
soumise aux impératifs de l'évangélisation. Sans cela encore, le monde
chrétien est condamné à être privé de l'Art.
§3. Angoisse du néant
«L'homme est l'être par qui le néant vient au monde»
«Le néant n'est pas ... il est néantisé par un être qui le supporte».
Jean-Paul Sartre
Poursuivons cette entreprise de
recensement des erreurs esthétiques chrétiennes, dans l'espoir qu'elle
serve ne serait-ce qu'à son auteur. Et pour ce, nous pouvons désormais
nous élever au delà de la stricte pratique, de la technique brute, pour
examiner les postures fréquemment rencontrées chez les artistes.
Celle qui nous intéresse ici, c'est cette posture caractéristique par
laquelle le chrétien refuse de penser limites, extériorité, néant. Le
monde spirituel chrétien est une constante exaltation de la positivité,
une focalisation permanente sur ce que chaque chose contient de divin,
ou de tension vers le divin. Ce qui en soi est parfaitement justifié par
la théologie. Mais lorsque cette positivité est conçue non comme la
meilleure partie du réel, mais comme la seule réalité, nous dépassons le
message biblique. Nous pourrions symboliser cette dérive de la manière
suivante: dans une de ses épîtres, Paul nous demande de ne plus nous
préoccuper des choses du monde, mais de nous tourner vers la réalité
divine. Deux lectures peuvent être faites de ce verset: la première (que
nous appellerons l'interprétation «raisonnable») y voit une injonction à
remettre en ordre ses priorités existentielles, à accorder une
importance primordiale aux réalités de la foi, principalement l'éthique;
la seconde (que nous appellerons l'interprétation «radicale»), nous
enjoint à délaisser les choses du monde, à ne plus leur accorder
d'importance, et à ne nous soucier que des réalités de la foi. La
différence est de taille: d'une certaine manière, ces deux
interprétations instaurent une inégalité de valeur entre réalité
spirituelle et réalité mondaine, mais la première est un ajustement
visant au perfectionnement de l'éthique (toujours donner la priorité à
ce qui est juste selon l'ordre divin, si nécessaire au détriment de son
propre confort et des valeurs laïques), alors que la seconde nie toute
importance des réalités mondaines, qui sont une sorte de «mal
nécessaire» qu'il nous faut éviter autant que possible.
Et c'est ce point essentiel qu'on peut retrouver en esthétique. Là
comme dans bien d'autres domaines, c'est l'interprétation «radicale» qui
est privilégiée. On demande à l'artiste -- et l'artiste se l'impose
également à lui-même sans pression extérieure -- de ne se focaliser que
sur des thématiques spirituelles, exaltant les sacrosaintes valeurs
évangéliques: foi, bonheur, espoir, courage, combat. Et en cela, nous
rejoignons notre thème de la propagande déjà évoqué dans la partie
précédente: l'art n'est plus que le véhicule des valeurs les plus
attractives de la foi, et se concentre sur elles-seules à l'exclusion
des autres. Mais quelles sont-elles, ces autres valeurs, ces autres
idées ? Ce sont celles qui n'ont pas le même pouvoir fédérateur:
souffrance, doute, abandon, pulsions. Toutes celles qui n'ont pas droit
de cité dans la Bible, si ce n'est dans un rôle d'opposition, de
négation, de refus des valeurs divines. Dans le cas d'une interprétation
«raisonnable», ces idées, ces expériences, font partie intégrante de la
réalité du chrétien, qui doit apprendre à vivre avec, à les dominer,
parfois à les accepter. Mais dans le cas d'une interprétation
«radicale», ces choses ne sont que le néant, elles sont en dehors de la
réalité du chrétien, qui n'est que positivité. Tout ce qui est négatif
est du ressort du Diable, et la mission terrestre du chrétien est de se
couper de ce néant, de le refuser, afin de laisser la positivité
évangélique être totalement effective dans sa vie. Qu'une telle
positivité totale soit impossible à l'homme, fût-il homme-Dieu, la Bible
nous l'apprend lorsqu'elle nous montre un Christ faisant l'expérience
du doute à la veille de sa passion. Et en effet, nulle vie humaine ne
sera jamais exempte de doute, de sentiment d'abandon, de perte de
communication avec Dieu. Le néant guette la bonne âme en quête de
positivité pour étendre son emprise sur sa vie. Alors, de deux choses
l'une: ou bien ces choses sont vraiment le néant, et dans ce cas chaque
incursion du néant dans la réalité du chrétien ne peut être l'œuvre d'un
Diable qui serait une sorte de «rien» personnifié, de chantre de la
négativité absolue, mais celle du chrétien-même en tant qu'être qui
néantise, qui supporte le néant et le crée de lui-même (quelle âme
corrompue jusqu'à l'os, celle qui fait surgir malgré elle le néant de sa
recherche de positivité), et le refus de considérer ce néant comme
constitutif de la vie mène à en prendre sur soi la responsabilité; ou
bien il convient d'être plus raisonnable, et de concéder un peu plus
d'extension à la réalité, en incluant cette négativité qui fait partie
de notre vie humaine sans que nous ressentions le besoin de la nier en
permanence, et de feindre de la trouver absente de notre existence
exemplaire de disciple du Seigneur.
Venons en enfin à l'art, où cette radicalité s'exprime avec le plus
de vigueur et de naturel. Comment ne pouvons-nous pas être étonnés de
l'image du réel que nous renvoie cet art chrétien ? Ce réel si parfait,
si bon, si pur, si empreint de l'action éclatante de Dieu, où pas une
once de noirceur ne subsiste, si ce n'est quelques touches grisâtres qui
ne servent qu'à rendre le blanc plus éclatant encore ... Ce monde qui,
somme toute, nous est totalement étranger, et dont chacun aimerait
pouvoir faire l'expérience, et croire à l'existence, tout en se
murmurant intérieurement l'impossibilité de la chose. Ce monde sans
noirceur ni contrastes, manichéen et dualiste, simplifié à l'extrême, ne
nous est finalement d'aucune utilité: il ne convainc personne, tant il
paraît naïf et fictif, et il ne nous apprend rien, vu qu'il ne sait rien
de la réalité même, qu'il s'épuise à nier constamment. Un art de pure
positivité ne sera pas un art tant qu'il n'aura pas réhabilité sa part
de néant.
§4. Le rapport au monde expliqué par la dialectique
«La logique a, quant à sa forme, trois aspects:
a) L'aspect abstrait, ou accessible-à-l'entendement
b) L'aspect dialectique ou négativement rationnel
c) L'aspect spéculatif ou positivement rationnel»
G.W.F Hegel, in Encyclopédie, Logik, Vol. V p. 104
J'aimerais développer plus en détail ici le problème traité dans la
partie II, où il était question du rapport non-dialectique de l'art
chrétien vis-à-vis de la culture artistique laïque contemporaine. En
essayant de problématiser schématiquement ce rapport de force, mon but
est d'aller au delà d'une simple esthétique «à coup de marteau», en
proposant des solutions, ou tout du moins en les esquissant.
Ainsi (1), appelons A le monde artistique chrétien, envisagé seulement
en lui-même, et envisageons de même le monde artistique non-chrétien
sous l'appellation B. Posons hypothétiquement que B est également une
chose en-soi, c'est à dire une chose caractérisée par son identité, qui
est permanente, et non-dialectique. Ce qui revient à dire, plus
simplement, que A et B sont des choses statiques, données telles
qu'elles sont, et qui n'évoluent pas, qui restent identiques à
elles-mêmes selon une certaine permanence, parce qu'elles ne possèdent
pas en elles de principe de changement. Dans ce premier cas de figure,
les deux mondes restent les mêmes, et ne se rencontrent pas. Mais nous
savons par expérience que les deux entrent effectivement en interaction,
il faut donc envisager un autre cas de figure. Dans celui-ci (2), nous
faisons des deux mondes, A et B, des choses «dialectiques», c'est à dire
possédant leur propre principe de devenir et d'action, qui leur permet
d'évoluer. Lorsque les deux se rencontrent, ils désirent tous les deux
assimiler l'autre, l'absorber en le détruisant, afin de devenir un
nouveau soi-même qui englobe leur ancien moi et le moi de l'autre, tout
en les sublimant, les dépassant. Dans ce rapport de force, les deux ne
peuvent pas réussir, et l'un doit être nécessairement consommé,
supprimé dialectiquement pour permettre une synthétisation qui dépassera
leur opposition irréductible. S'offrent alors plusieurs développements
possibles, que nous allons passer en revue. Le premier (2.1) effectue le
schéma thèse-antithèse-synthèse, et sublime les deux parties opposées
pour former un nouveau Tout homogène, à la fois chrétien et laïque. Mais
comme nous cherchons à préserver notre spécificité chrétienne, ce
développement n'est pas celui que nous recherchons. Les deuxième et
troisième développements envisagent la victoire, la
suppression-dialectique de chacune des parties, selon le rapport
maître/esclave. Dans le deuxième(2.2), le monde artistique chrétien A
supprime dialectiquement le monde artistique laïque B. Ce qui signifie
qu'il va «lui laisser la vie et la conscience, et ne détruire que
son autonomie. Il ne doit le supprimer qu'en tant qu'opposé à lui et
...agissant contre lui. Autrement dit il doit l'asservir» (Alexandre Kojève).
Le
monde chrétien dans la position du maître face à une culture laïque
esclave -- non pas dans un rapport de violence, mais de subordination --
voilà qui semblerait être le but que nous recherchons. Mais si l'on se
risque à développer les conséquences plus avant, les problèmes émergent.
Car si supprimer dialectiquement le monde artistique laïque signifie
détruire son autonomie, son principe d'action interne, alors le monde
chrétien se retrouve seul aux commandes de son devenir, il devient
responsable de son principe d'action. Et l'expérience nous montre bien
que l'art chrétien est incapable d'assumer un tel pouvoir sur son propre
avenir. Toujours à la traîne, au mieux dans la mouvance, l'art chrétien
n'a plus été précurseur depuis plusieurs siècles. Il est devenu
dépendant d'une culture laïque qui lui fournit le matériau sans cesse
renouvelé qu'il peine déjà à maîtriser, et qu'il est absolument
incapable de faire surgir de son propre être. Ce qui ne nous laisse que
le troisième et ultime développement (2.3), où le rapport de force est
inversé, et où c'est le monde artistique laïque qui assume le rôle de
leader dans l'auto-développement, et qui supprime dialectiquement le
monde chrétien pour l'asservir dans la dépendance. Et nous
reconnaissons-là le monde qui est le nôtre, bien que cela ne nous
satisfasse guère.
Si dès lors, nous devons tenter de formuler des
solutions, quelles alternatives nous reste-t-il ? Sacrifier notre
spécificité chrétienne (2.1) ? Cette solution bien examinée ne semble
pas si inadéquate, si l'on envisage notre être-humain comme la synthèse
entre l'homme de chair et l'homme de foi. La véritable incongruité
serait, comme nous l'avons vu en partie III, de nier la particule
humaine de notre être-humain, pour ne laisser qu'un être éthéré -- et
fictif -- qui ne rend pas compte de la réalité concrète. Car le monde
artistique chrétien n'est pas destiné à rester asservi à une culture qui
diffère de lui et souvent l'ignore, et n'est pas prêt à assumer son
propre auto-développement artistique à l'écart du monde laïque.
Peut-être est-ce même trop tard, compte tenu de l'imbrication
irréversible du religieux et du laïque au sein d'une histoire de l'art
qui dure depuis deux mille ans. L'avenir véritable de la pratique
artistique chrétienne réside dans l'Être Total, ni chrétien exclusif, ni
laïque exclusif, mais synthèse active en devenir des deux aspects
fondamentaux, articulés dans une pratique complète et dense de l'art
comme quintessence de la vie humaine.
***UPDATE***
(2.1) L'emploi du mot "sacrifice" est à
prendre avec précaution. Je ne parle pas ici d'une concession faite à
l'orthodoxie de la foi chrétienne, mais d'un sacrifice au regard de nos
propres conceptions humaines de la foi. L'enjeu n'est pas véritablement
théologique, mais bien plus psychologique, et se joue au niveau de notre
vie chrétienne davantage qu'à celui des textes sacrés. Cette notion de
sacrifice ne peut s'expliquer que si l'on y joint l'idée selon laquelle
notre manière de vivre la foi se fait avec une certaine "marge", une
marge de confort que nous nous sommes donnés afin de pouvoir rendre la
vie chrétienne plus facile à concevoir, et à appliquer.
Et quelles sont-elles ? Elles peuvent
concerner notre manière d'envisager l'être humain dans son passage de la
vie païenne ou athée à la vie chrétienne, et davantage encore à forger
notre archétype du chrétien. Car au delà de notre modèle ultime qui est
le Christ, il semble évident que nous nous forgeons tout plus ou moins
un archétype "intermédiaire", qui à défaut d'être aussi parfait que le
Christ, est au moins humain de la même manière que nous, et qui
constitue donc un objectif raisonnable à atteindre. Cet archétype
intermédiaire, c'est le "bon chrétien", l'homme vertueux et pieux, le
bon paroissien, peu importe ... Et cet archétype que nous forgeons n'est
pas une conception déjà formulée dans la Bible, mais une construction
humaine qui prend différentes formes selon notre vision personnelle de
la Bible. C'est pourquoi le "bon chrétien" protestant-évangélique n'est
pas identique au "paroissien modèle" catholique. Et c'est dans une telle
divergence des archétypes intermédiaires que nous pouvons observer ces
marges. Celles-ci résultent simplement du fait que la lecture de la
Bible implique que chacun projette sa propre psychologie individuelle
dans sa lecture selon le mouvement suivant:
Bible (foi "objective")
------> Lecture (action performative/projection de la psychologie
individuelle) -----> Foi personnelle (Résultat "subjectif")
Le simple
acte de lire la Bible transforme le contenu objectif du Livre Sacré en
un résultat subjectif après avoir passé le texte au filtre de notre
propre psychologie individuelle. On pourrait dire, en langage
mathématique, que la foi personnelle est fonction de la psychologie
individuelle.
X = Contenu biblique
f = action de lire
f(X)= Foi subjective
Une telle conception peut sembler trop rationnelle pour pouvoir
définir la foi, elle se vérifie néanmoins facilement: ainsi en est-il
des différentes "sensibilités" au sein des églises évangéliques à
travers le monde. Les chrétiens évangéliques pentecôtistes américains,
qui évoluent au sein d'une culture américaine marquée par le goût du
spectaculaire, ont une sensibilité bien plus charismatique que les
églises issues d'une culture européenne plus rationnelle et mesurée.
Si donc notre "archétype intermédiaire" témoigne d'une certaine
plasticité du concept d'homme chrétien, ce n'est certainement pas dû à
un manque de discernement ou d'exigence, mais plutôt au fait que ce
concept est par nature un concept ouvert, évolutif, et historique. Les
différentes époques traversées par le message chrétien ont chacune œuvré
à leur manière pour l'évolution du concept d'homme chrétien: au
missionnaire des Actes des Apôtres se sont succédés les ascètes
antiques, les Pères de l'Eglise, les docteurs scolastiques, les
chrétiens rationnels des Lumières ... Et si à notre époque postmoderne,
notre hésitation fait exploser ce concept en branches diverses, se
revendiquant chacune d'une certaine sensibilité (souvent empruntée à une
époque passée: retour à la vie des premiers chrétiens, lectures des
pères de l'Eglise ...), c'est peut-être que nous n'avons pas encore
discerné de quelle manière notre époque est susceptible de faire évoluer
dialectiquement notre vie chrétienne vers le futur. Mais ces mouvements
de retour au passé semblent être davantage l'aveu d'une peur de
l'avenir que de réelles solutions; nous ne sommes plus face à la société
qui a vu les premiers chrétiens diffuser le message de l'Évangile, et
tenter un retour mimétique à une telle vie chrétienne ne peut être
l'avenir du christianisme. Il nous faudrait davantage identifier les
enjeux qui sont ceux de notre époque pour s'attacher à les résoudre
activement. Pour exemple, l'expansion de la théorie darwinienne de
l'évolution a déjà fait entrer le christianisme dans ce mouvement
dialectique. En confrontant notre foi à cette théorie, nous avons pu
absorber les deux positions antagonistes et les dépasser dialectiquement
par la théorie de l'intelligent design. Ce ne sont sans doute là que
les premiers pas, mais seul ce mouvement actif et téméraire du
christianisme vers le futur peut et doit être la solution.
Et c'est pourquoi toute volonté de figer le concept d'homme chrétien,
de le restreindre, de le conformer à des modèles déjà dépassés, ne
peuvent être que des impulsions destructrices et négatives pour la foi.
§5 . Déni de la vie terrestre
«Je vous en conjure, mes frères,
restez fidèles à la Terre et ne croyez point ceux qui parlent d'espoirs
supraterrestres. Autrefois le blasphème envers Dieu était le plus grand
blasphème. Mais Dieu est mort; et avec lui sont morts les
blasphémateurs. Ce qu'il y a de pire maintenant, c'est le blasphème
envers la Terre, c'est d'estimer les entrailles de l' «Impénétrable»
plus que le sens de la Terre...»
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883
Quand à savoir ce que peut être cet
«être-total», et en quoi il diffère de notre habituel archétype du bon
chrétien, il faut maintenant en dire un peu plus. Et c'est en prenant
comme point de départ cette figure du bon chrétien que nous y
parviendrons.
Le bon chrétien est en
quelque sorte la concession faite à la radicalité de l'Évangile, celle
qui rend la vie chrétienne plus acceptable, plus compatible avec les
normes de vie laïque. Le véritable chrétien tel que nous le décrit
Jésus, puis Paul à sa suite, est un homme sans autres attaches qu'amour
et piété, un homme toujours en mission, un homme qui n'a de repos que
lorsqu' advient enfin le Royaume de Dieu, à la construction duquel il a
activement participé. Cet homme est incompatible avec le mode de vie
occidental tel qu'il s'est développé au cours des derniers siècles.
Cette figure du chrétien en mission, du chrétien militant, a été
remplacée peu à peu par notre archétype intermédiaire du bon chrétien,
pour qui l'essentiel de la vie chrétienne consiste à aménager des
espaces de spiritualité malgré les exigences de la société
contemporaine. Ainsi le bon chrétien ne vit pas en permanence dans la
communion fraternelle, mais s'efforce de participer à des réunions,
notées dans son agenda, qui lui permettent de vivre chrétiennement sa
vie moderne occidentale. Réunions de prière, culte, cellules, sont
autant de petites concessions faites aux exigences de notre société, et
témoignent également de la perte de radicalité et de subversion du
message chrétien. Le but n'est pas ici de critiquer de telles pratiques -
l'évolution du mode de vie étant un mouvement naturel et historique -
mais simplement de fonder l'assertion selon laquelle notre idéal
intermédiaire du bon chrétien a supplanté l'idéal christique dans notre
manière de vivre la foi.
Si il est
important de faire ce constat, c'est avant tout pour pouvoir réduire le
décalage grandissant entre morale théorique et morale pratique, pour
éviter que ne se creuse encore davantage le fossé entre le discours et
l'exemple. Car c'est là le principal dysfonctionnement qui a émergé de
ce remplacement le l'idéal christique par l'archétype intermédiaire. En
effet, je ne crois pas utile de critiquer ce remplacement, de le voir
comme le stigmate d'un laisser-aller dans l'engagement chrétien.
Seulement, un tel changement doit se traduire par une volonté de
repenser toute notre morale pratique, et de la traduire efficacement en
actes, afin de ne pas la mélanger avec des exigences qui relèvent encore
de l'idéal christique. Mais de cette mutation, on a pas encore pris
acte, et le monde chrétien continue de se réferrer à l'idéal christique
pour vivre son idéal intermédiaire, ce qui mène les non-croyants à
formuler des accusations d'hypocrisie, et les croyants à sombrer dans le
désespoir. Pourtant, cette mutation n'est pas sans présenter
d'avantages, puisqu'elle s'achemine vers un dépassement de l'opposition
entre l'être-séculier et l'être-spirituel. L'archétype intermédiaire,
c'est en quelque sorte l'homme qui n'est plus déterminé uniquement par
son adhésion au spirituel ou au séculier, mais qui se pose en tant
qu'être-total, ni uniquement chrétien, ni uniquement séculier, mais
total dans l'affirmation de son être dont spiritualité et sécularité ne
sont que des composantes synthétiques qui ne permettent pas de définir
entièrement l'individu.
Cet
être-total est un enjeu audacieux mais salutaire pour le christianisme,
car il est l'opportunité de réconcilier ce qui auparavant n'était que
lutte entre une Eglise et un monde qu'elle ne comprenait pas, ou qu'elle
jugeait trop sévèrement. Le malentendu du corps et de la vitalité, que
nous rappelle Nietzsche ici comme en bien d'autres endroits en réclamant
la «fidélité à la Terre», pourrait enfin être réglé par une foi qui
n'érigerait plus l'ascétisme paulinien en valeur suprême, mais qui se
servirait des avancées de l'histoire, de la science et de la pensée pour
rééquilibrer sa position par rapport à la vie biologique, à la réalité
concrète. L'être-total pourrait enfin trouver la voie vers la
réconciliation d'oppositions qui ne sont bien souvent que le fruit de
mésententes, d'extrapolations textuelles, ou de manque de recul sur un
discours biblique qu'il reste à révéler et non à décortiquer. Sans
refuser le dualisme cartésien qui est partie intégrante du
christianisme, il permettrait de réajuster la foi en lui donnant pour
principale tâche de vivre, révéler et régir positivement la vie, plutôt
que de laisser celle-ci émerger d'une négativité qui bien souvent a
tranché allègrement dans ce que la vie a pourtant d'inaliénable et de
positif. Il serait possible de ne plus «se tourner uniquement vers les
réalités d'en haut» de manière compulsive et mortifiante, mais de «jouir
au milieu de son labeur», en accordant à la vie la place qui lui
revient, en faisant de la vitalité le moteur de la vie spirituelle,
plutôt que d'en faire le signe d'un hédonisme malsain.
Il
est à mon sens regrettable qu'à l'heure actuelle, la tendance de plus
en plus marquée au sein des croyants soit d'effectuer un retour au mode
de vie des premiers chrétiens. Conçu par beaucoup comme un âge d'or de
la foi, de l'innocence et de la dévotion, cette époque fût aussi celle
de grandes incompréhensions du message biblique, et le moment de pensées
des plus extrémistes et fondamentalistes; une époque où il était
capital de brider cette vie qui, vingt siècles plus tard, peine encore à
se remettre des attaques spiritualistes.
Cette tendance, il ne faut la voir comme
une possibilité de salut, de purgation des travers de la modernité, mais
au contraire comme une forme de lâcheté, d'aveu de l'impuissance du
discours évangélique à prendre vie au sein d'une société qu'elle ne
comprend pas, et refuse de comprendre. Un retour en arrière ne fera
qu'isoler les chrétiens davantage, et les coupera encore plus d'un monde
en marche vers l'avenir et la vérité. Les Temps Derniers ne sont pas un
cycle qui revient vers l'an 0, mais une avancée constante -- et pleine
d'embûches -- vers les finalités eschatologiques de l'humanité. Les
véritables enjeux sont devant nous, pas derrière nous, et les grandes
questions à examiner -- évolution, mœurs contemporaines, etc. ... -- ne
peuvent se faire que par une marche courageuse et dialectique du peuple
chrétien vers ce qui lui a été préparé.
***
Et de cela, la démarche artistique est
solidaire, elle qui se trouve plus que toute autre dans une impasse
lorsqu'il s'agit de se positionner de manière chrétienne: l'être-total
est la seule possibilité de résoudre efficacement les oppositions qui
maintiennent l'art chrétien dans le ridicule mimétique qui est bien
souvent le sien. Si déjà Hegel en son temps comprenait que l'art était
secoué par des oppositions (spirituel-matériel) qu'il devait tenter de
réunir, de contenir, et lui offrait comme destin d'être le terreau de
son propre dépassement dialectique
--par la religion et la philosophie, à nous qui ne nous inscrivons plus
dans le Système de la Science, il nous faut conserver l'espoir d'un art
capable de se ré-engendrer soi-même sans avoir besoin d'être supplanté
par des disciplines plus nobles.
Et cet art, l'être-total le rend possible,
parce qu'il se fixe pour but non pas de dépasser dialectiquement une
seule opposition matériel-spirituel, mais qu'il cherche avant tout à
trouver la position juste face à la vérité, sans rien en retrancher ni y
rajouter, et à affirmer la vie de manière positive à travers cette
juste posture. C'est par une sorte de métriopathie entre le physique et
le spirituel, dans la pluralité de leurs expressions, qu'on peut
envisager de mettre au monde cet art nouveau. Car il ne s'agit plus ici
de progresser,de construire, ou bien de détruire et de nier, mais bien
de se placer dans l'axe univoque de la vérité, de trouver la Vie
elle-même, et de l'affirmer. Cette vie est affirmation totale, elle ne
peut être niée, elle ne souffre d'aucune négativité ni retenue, elle est
le vivre-vrai total, et donne à voir l'être humain tel qu'il est, sans
pudeur ni présomption.