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Mens Gratia Artis
8 septembre 2010

Cycle Nietzschéen : 1. Sur le fondement d’une critique chrétienne de l’Art

Sunset_by_Caspar_David_Friedrich

Caspar-David Friedrich, Coucher de soleil, 1830.


Cycle Nietzschéen : 1. Sur le fondement d’une critique chrétienne de l’Art

    Sans doute, avant même de penser à proposer de nouvelles pistes d’articulation entre l’Art et le christianisme, faut-il poursuivre un peu plus avant le diagnostic, tâcher tant bien que mal de dénicher les présupposés erronés qui sont à la racine de tous les dysfonctionnements actuels. Et parmi ceux-ci, il en est sans doute un particulièrement tenace et inattaquable, à savoir le fondement du discours chrétien en matière d’Art.
    Il semble en effet acquis pour tous les moralisateurs et autres diagnosticiens du déclin de l’Art que la Bible, en tant que Parole de Dieu, possède toute autorité pour juger de l’intégrité, et par conséquent de la qualité d’une œuvre d’Art. Mais à bien y regarder, il appert rapidement que ce n’est pas le cas, une fois effectué le constat problématique que la Bible ne dit pas un seul mot sur l’Art. Les rares emplois du champ sémantique de la création artistique se rapportent à l’artisanat, et se situent presque tous dans le Lévitique. L’activité artistique est dramatiquement ignorée ! Laissons à ceux que la foi a poussé au désamour du champ artistique en déduire le caractère superfétatoire de ce dernier, il subsiste peu d’espoir de les convaincre du contraire — et c’est sans doute ce qui explique la médiocrité de la création chrétienne actuelle. Mais pour ceux qui considèrent encore, à contre-courant, que l’Art est le couronnement de l’existence, il est primordial d’opposer une réponse construite à cet obscurantisme nde plus en plus répandu.
Il convient quoi qu’il en soit, en préambule de tout examen du fondement de la critique chrétienne de l’Art, de bien noter que celle-ci n’a pu se développer qu’uniquement parce que la majorité des hommes — chrétiens y compris — est incapable de comprendre et d’apprécier une œuvre d’Art. La légitimité, l’intérêt de l’Art pour l’humanité lui échappe, et ce n’est qu’en décidant d’universaliser son absence de sensibilité qu’elle en est venue à envisager l’amputation ou la mort de cet objet qui lui résiste. Cette volonté de réduire, de plier l’Art à un usage propagandiste, s’origine dans un ressentiment, qu’on a pris toutes les peines à camoufler. D’aucuns objecteront que c’est mal juger une religion qui a tant fait pour l’avancement artistique — il n’y a qu’à considérer les nombreuses initiatives de mécénat du Vatican pour s’en convaincre — , mais il ne saurait ici s’agir d’une attitude désintéressée. Le rapport entre l’Art et l’Eglise doit absolument être apprécié à l’aulne des bénéfices politiques et sociaux retirés par les pieux mécènes: les murs du Vatican ne sont remplis d’œuvres d’art que parce que celles-ci permettaient d’asseoir la domination politique et culturelle de l’Eglise dans le monde temporel. Et aujourd’hui encore, même dans les plus petites communautés chrétiennes occidentales, l’acceptation de l’artiste au sein des croyants ne se fait-elle pas parfois — souvent ? — dans le but de rendre l’église plus attractive, plus vendable ? La probité exige de reconnaître que la majorité des opposants à l’Art n’œuvre que parce qu’un ressentiment d’origines personnelle et constitutionnelle, voire même physiologique — le manque de finesse, de sensibilité et de créativité —  lui dicte sa conduite.

***

Il est déjà difficile de conserver l’espoir d’une critique pertinente de l’Art, étant données les motivations subjectives qui la sous-tendent. Et la suite nous donnera bien d’autres raisons de le faire. Examinons donc la critique chrétienne de l’Art, qui s’organise autour de deux axes majeurs : la critique éthique et la critique utilitaire.
    La critique éthique met en avant l’immoralité qui s’est emparée de l’Art au moment de la modernité, et en déduit que ce type d’Art est non seulement inutile pour le chrétien, mais plus encore, que cet Art s’avère néfaste pour l’ensemble de l’humanité, en ce qu’il travaille à la banalisation du vice et au renversement des valeurs chrétiennes. Cette critique se fonde, et à bon droit selon nous, sur le rôle pédagogique que l’Art doit tenir dans la civilisation; un Art décadent ne peut mener qu’à une civilisation décadente. Car depuis l’aube de l’humanité, c’est bien l’Art qui a instruit les hommes — Homère n’a-t-il pas été surnommé «l’éducateur de la Grèce» ? — et les dérives immorales d’un outils pédagogique si précieux font craindre pour la qualité de l’éducation des générations futures.  Mais comment au juste sommes-nous éduqués par l’Art ? C’est avant tout parce que l’Art est, dans son essence même, critique, intransigeant avec les défauts de l’homme qu’il met en lumière de la manière la plus claire qui soit. Mais ce que les chrétiens ont oublié — défaut de probité, à nouveau — , c’est de considérer que l’Art dans sa critique n’épargne personne; il est une arme qui peut très vite se retourner contre celui qui l’utilise; il ne peut être usé par des personnes pieuses pour édifier des personnes pécheresses. Dans son essence-même, l’Art est critique de tout et de tous, du spectateur comme de l’auteur, des anciens comme des contemporains. Les transgressions de la modernité ne sont-elles pas finalement une réponse directe à l’hypocrisie et à la malhonnêteté des religieux de tous bords ? Et c’est sans doute «l’oubli» de cette portée gigantesque de la production artistique qui empêche les chrétiens bien-pensants de trouver, dans cette dernière, matière à leur propre édification. Les atours d’immoralité dont se pare l’Art d’aujourd’hui ne peuvent-ils mener à l’exaltation de la vérité biblique ? C’est la question que Paul pose en Romains 3:7, lorsqu’il demande: «Et si, par mon mensonge, la vérité de Dieu éclate davantage pour sa gloire, pourquoi suis-je moi-même encore jugé comme pécheur ?»
    Pour ce qui est de la critique utilitaire, il est avant tout question de l’intérêt pratique — immédiat —  de l’Art. Dans une vie chrétienne qui doit être entièrement dédiée à la préparation du Royaume de Dieu, quel valeu peut bien avoir cette pratique, étrange entre toutes, qui nous expose des artefacts inutiles, souvent obscurs, et qui bien entendu, ne «ramènent pas beaucoup de brebis égarées au bercail» ? Qu’une toile de maître italien nous procure le plaisir certain de la Beauté, «manifestation de Dieu dans les œuvres des hommes», passe encore, mais qu’en est-il d’une œuvre de Marcel Duchamp, des frères Chapman, etc. ? Si même les œuvres à la recherche du Beau absolu, du «Beau en soi», sont souvent décriées par ces chrétiens pour qui «les merveilles de la Création» valent plus que toute œuvre humaine, comment l’Art au sens moderne ou contemporain du terme pourrait-il trouver sa place dans le système de pensée chrétien ? Nous devons à nouveau nous prémunir contre les présupposés souterrains qui cadrent notre pensée, car là encore, l’attitude chrétienne doit plus à la culture ascétique qu’à l’Évangile tel qu’il s’offre à notre compréhension. Et pour bien commencer faudrait-il tordre le cou à cette idée d’une hiérarchie indépassable entre Création divine et création humaine. La «beauté de la Nature qui surpasse toute chose» est certes l’une des poncifs de Cantiques les plus courants, mais il ne repose sur rien de textuellement vérifiable. Affirmer qu’une chaîne de montagnes enneigée sera toujours plus belle et plus louable qu’une statue grecque est un choix humain, et non divin. L’idée même de comparer la Nature et la production artistique est une idée saugrenue qui fût créée par l’homme à cause de la proximité de l’expérience esthétique que peuvent procurer ces deux types d’objets. Mais vient-il aux chrétiens l’idée de comparer la Création et des cantiques, et de dire «Oh, mais cette montagne sera toujours plus belle que n’importe quel Cantique !» Cela paraît une absurdité ! Pourquoi alors effectuer une telle comparaison vis-à-vis de l’Art, si ce n’est pour le dévaluer, et le rappeler à la place inférieure qu’on lui a assigné ? Cette infériorité du produit de l’Art n’est que le fruit d’une déviance ascétique moyenâgeuse, qui fût remise en cause de manière pratique avec la Renaissance, puis de manière théorique avec Hegel. La proposition de Hegel, selon laquelle un produit de l’Art sera toujours supérieur à la Nature parce qu’il réalise une première synthèse entre matériel et spirituel, si elle ne doit pas forcément susciter notre adhésion, doit au moins nous faire prendre conscience que d’autres types de conceptions sont envisageables au sein d’une pensée chrétienne.
    Une fois ce premier danger écarté, il nous reste à comprendre comment l’apparente inutilité de l’Art peut bien s’articuler avec une foi chrétienne toute tournée vers l’action au service divin. Car outre l’idée selon laquelle l’Art est responsable de l’éducation morale des jeunes générations, il est une autre idée dominante, selon laquelle l’Art est un moyen privilégié de «ramener des âmes à Dieu», autrement dit, qui considère l’Art comme un outil d’évangélisation, au même titre que la communication visuelle. Cet usage propagandiste est le moyen le plus simple — d’aucun dirait le plus basique —  que l’on ait trouvé pour inscrire l’Art dans la démarche chrétienne. Il est bien évident que les amateurs d’Art n’ont pas attendu notre époque pour s’élever contre un tel réductionnisme, mais celui-ci se répandant de plus en plus, il est à craindre que ce soit l’une des opinions qui doivent être combattues avec le plus d’énergie dans les temps à venir. Comment convaincre la partie adverse que ce qu’elle appelle l’Art n’est que de la communication visuelle prosélytique, qu’elle n’est qu’un pendant spirituel d’une société qui ne cherche qu’à convaincre pour vendre, ou pour acheter jusqu’à la croyance de l’individu ? On pourra bien discuter des siècles de la définition exacte de ce qu’est l’Art, il nous est tout de même permis d’avoir cette certitude négative que l’Art n’est pas ce que la propagande chrétienne en fait. Une production qui se réduit à mettre l’Evangile en image, sans le questionner, le mettre en perspective, n’est finalement rien d’autre qu’une pâle illustration, un succédané graphique qui n’effleure même pas la richesse du texte qu’il entend révéler.

***

Comme on peut s’en rendre compte, entreprendre de penser le rapport chrétien à l’activité artistique peut sembler s’apparenter à un diagnostic sans fin des erreurs et préférences inconscientes que deux mille ans de pensée chrétienne ont contribué à forger, souvent pour le pire. Sur le plan théorique, il nous est sans doute permis d’espérer arriver au terme de la tâche, mais il est plus que douteux que les conclusions parviennent à convaincre l’Esprit chrétien souvent si prompt à se fixer des cadres rigides qu’il refuse de remettre en cause. Tout choix inconscient n’est pas erreur, mais inspiration; toute ambiguïté n’est pas douteuse, mais à prendre avec confiance et humilité — seulement si celle-ci est en faveur de la foi. Tant d’obstacles à une réforme de la perception de l’Art qui ne pourra se faire que chez quelques individus dont l’amour de la création artistique est assez fort pour motiver une lutte sans fin contre les raccourcis de pensée et les névroses souterraines. Et cette espèce d’hommes est toujours assez rare.

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