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Mens Gratia Artis
12 septembre 2010

Cycle Nietzschéen : 2. Foi et auto-critique

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Caspar-David Friedrich, Croix devant la Baltique, 1815



Cycle Nietzschéen : 2. Foi et auto-critique

    «Mais séjourner au beau milieu de ce rerum concordia discors ainsi que de toute la prodigieuse incertitude et ambiguïté de l’existence et ne pas poser de questions, ne pas vibrer du désir et du plaisir de poser des questions, peut-être se divertir platement sur son compte — voilà ce que je ressent comme méprisable, et c’est ce sentiment que je recherche en premier lieu chez chacun : — il y a une folie qui ne cesse de me persuader que tout homme possède ce sentiment, en tant qu’il est un homme. C’est mon genre d’injustice»
                                Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 2



    Il ne fait pas bon avoir l’esprit analytique lorsque l’on est chrétien, tout du moins lorsqu’on ambitionne de vivre en communion fraternelle avec ses semblables; lorsqu’on veut fréquenter une église. La valeur de cet esprit se mesure à l’ampleur de son questionnement: il est un don de Dieu lorsqu’il est employé pour l’exégèse, lorsqu’il permet de relever toutes les finesses des Écritures Saintes; mais il est une malédiction lorsqu’il cherche à comprendre la foi elle-même. La foi n’aime pas se faire analyser.

***


Pourtant, la foi et son histoire sont une source d’informations inépuisables pour comprendre et agir dans une société pieuse. Alors que notre époque nous offre tant d’outils si aiguisés pour disséquer chaque parcelle de nos convictions, comment se refuser le plaisir de s’extraire de son état de docte ignorance, et de mettre nos convictions à l’examen de leur propre développement ? Si j’osais dire que ce sont nos propres frères, je ferais ressurgir en moi cette impression de ne faire que critiquer cette foi que pourtant je professe. Mais c’est là tout l’intérêt de l’analyse, que de prendre progressivement conscience du fossé qui sépare le message de la construction intellectuelle et institutionnelle qui s’y est surajouté.
La mise en avant de cette dualité semble enfoncer une porte ouverte: tout cela paraît d’un banal effrayant. Mais la capacité des chrétiens à ne pas poser de questions, à ne jamais remettre en cause, et à assimiler léthargie et humilité, nous rend la tâche bien difficile, et même la reconnaissance de cette évidence peut coûter bien de l’énergie. Bien sûr, certains sont prêts à le reconnaître jusqu’à un certain point: le monde protestant est extrêmement friand de cette distinction entre vie chrétienne et institution — n’est-ce pas une bonne manière de damer le pion à l’Eglise Catholique ? Mais lorsqu’il s’agit de reconnaître qu’une bonne partie de ses convictions émane de préférences individuelles qui se sont installées, traditionnalisées, puis transmises comme des vérités, il ne reste généralement plus grand monde. Les croyants préfèrent bien souvent ignorer la part de mensonge en en appelant aux «voies impénétrables de Dieu» que de plonger leur regard au plus profond de leurs convictions pour en identifier tous les ajouts, toutes les faussetés. Nul doute qu’ils prennent ce renoncement pour une forme de courage et de confiance; comme un homme qui serait trop effrayé à l’idée d’accomplir un acte qui lui coûte mais l’attire, et qui parviendrait à se convaincre que son renoncement n’est qu’une forme particulièrement humble de courage: il épouse la volonté divine en refusant de faire ce qu’il désire; pourtant, ce n’est rien d’autre que la peur qui le retient, et celle-ci n’a rien de particulièrement divin. Ainsi en est-il de ces questions difficiles, que l’on préfère laisser de côté «parce qu’elles sont insolubles», et non par manque de courage ou de probité ...
Dès lors qu’on entend poser ces questions, on doit se préparer à être seul ou presque. La fraternité ne s’exerce que dans les limites de l’acceptable, et tout ce qui risque de faire vaciller cette tout de Babel épistémologique qu’est le christianisme actuel excède les limites de l’acceptable. Ne nous demandons pas pourquoi les églises africaines de culture africaine développent une sensibilité charismatique qui n’est qu’un animisme déguisé en foi chrétienne, pourquoi les pentecôtistes américains semblent tant en phase avec cette culture du spectacle qui est la leur, pourquoi les catholiques s’enlisent dans le légalisme, et les évangéliques dans la glorification du vécu personnel au détriment de l’ouverture réelle aux autres ... Toutes ces questions vont déjà bien trop loin pour le chrétien lambda, il y a longtemps qu’il a cessé de vous écouter.
    Si je fais le choix de continuer, c’est pour endosser ce rôle — solitaire entre tous — que Nietzsche nommait le «médecin de la civilisation», et qu’il appelait de ses vœux. Je dois accepter que les innombrables diagnostics que je pourrais formuler au cours de ma vie, quand bien même ceux-ci me paraîtraient d’une pertinence éclatante, devraient rester uniquement miens. Il ne réside que peu de chances d’être un jour écouté et compris par quelqu’un, tout au plus est il permis d’espérer faire changer l’autre d’un pouce de sa conviction. Je dois accepter que ce corps christique malade qui s’agite devant moi, à qui je ne souhaiterais faire prendre qu’une aspirine — dosage à la mesure de ma force et de l’étendue de ma pensée — non seulement refuse ma prescription et nie sa maladie, mais plus encore tente de me faire croire que c’est lui le médecin et moi le malade, qu’il possède le pouvoir de me soigner en me contaminant : — je n’ai qu’à le laisser faire pour être à nouveau assimilé à la norme de santé qu’il chérit tant.
Quel intérêt, se demande-t-on, de s’épuiser ainsi à contre courant? Mais si c’est la possession d’une probité intellectuelle qui nous caractérise, n’est-ce pas un devoir, voir même une nécessité vitale que de l’exercer, ne serait-ce que pour entretenir cette étonnante singularité ?


***


Mais il ne s’agit pas que de se plaindre, comme si cette solitude n’était que fatale malédiction. Car c’est pour Nietzsche un sujet de joie que de se sentir le gestateur d’une mission parmi les hommes: «Ce qui m’est arrivé [...] doit arriver à tout homme en qui une mission veut prendre corps et venir au monde» (Humain, trop humain I, Préface § 7). Tout comme Paul de Tarse, qui se dit «mis à part dès le sein de sa mère», celui qui ressent cette solitude n’en est pas amer — c’est la certitude d’une mission qui le console du poids de son fardeau. Il ne s’afflige donc pas de devoir faire lui-même les réponses à ses questions lorsque tous les autres refusent d’y répondre, il ne s’afflige pas d’être parmi les amoureux d’une art et d’une pensée abandonnés et inconnus de tous. Et aucun effort ne lui coûte tellement de peine qu’il lui fasse renoncer à sa mission, à son «destin».
Voilà quelle est la place d’un tel être dans la société des hommes, qu’ils soient croyants ou non. Il ne faudrait pas vouloir m’accuser d’antichristianisme lorsqu’on voit que j’en fais ma cible principale: il n’en est ainsi que parce que je souhaite voir venir à la raison et la santé ceux qui me sont le plus cher. Malgré toutes les déceptions que les «individus croyants» m’ont fait connaître, j’ai acquis l’intime conviction que le christianisme a été, et demeure un élément essentiel de l’histoire en marche de l’humanité. Le christianisme a civilisé (à grand peine) cette espèce brutale entre toutes, et l’a élevé à ce rang de civilisation qui a permis l’émergence de tout ce qu’il y a de plus beau et de plus cher à nos yeux. Les Lumières-mêmes n’auraient sans doute vu le jour sans que le terrain leur fût préparé, et je suis persuadé que les maux qui menacent désormais cette civilisation, que ce soit le nihilisme annoncé par Nietzsche, ou quelque chose d’encore plus profond et insidieux, ne trouveront pas d’adversaire plus inflexible que Jésus-Christ.
La croyance est répandue, selon laquelle les épreuves à venir annoncées dans l’Apocalypse seront reconnues par tous lorsqu’elles se présenteront, et plus encore, que leur coloration sera si clairement spirituelle qu’aucun chrétien ne pourra douter du fait qu’elle est venue pour lui, pour les croyants uniquement. Mais celui qui nourrit une opinion aussi naïve doit avoir une bien basse opinion de Dieu et de ses desseins, pour s’imaginer que Celui-ci nous facilitera la tâche. Ces tribulations seraient un fardeau bien trop léger pour le Corps du Christ, si elles étaient adoucies par la certitude que cette épreuve est la bonne, l’épreuve décisive; que si l’on tient bon, le Christ reviendra bientôt comme il nous en a assuré dans la suite. Une telle épreuve n’est pas une vraie épreuve, dès lors qu’on peut en entrevoir la fin avant même qu’elle ait commencé. Tout ceci n’est encore qu’un préjugé forgé par des années, des siècles de lectures littérales de la Bible, qui voit dans chaque image une vérité simple et claire, sans symbolique, sans métaphore. La réalité terrestre, elle, est avare en métaphore, et ce qu’elle présentera comme épreuves sera sans doute suffisamment en décalage avec l’agréable symbolique biblique pour en ébranler plus d’un — mais n’est-ce pas ce qui devrait arriver selon les Ecritures ?


***


Pour clore un moment ce travail de sape, qui n’est qu’un préalable à toute pensée rigoureuse sur le sujet, j’aimerai en quelques mots brosser le tableau d’une nouvelle conception de la vie chrétienne, qui en finirait avec les travers inconscients, les névroses obsessionnelles antibilbiques, ou tout du moins en aurait conscience, et pratiquerait assez régulièrement et sincèrement l’analyse pour se construire une identité plus forte.
Premièrement, ce christianisme prendrait totalement conscience — et pas partiellement, comme c’est le cas aujourd’hui — que l’histoire de l’humanité et de la foi est construite par des hommes, et que cette histoire, plus que tout, porte la marque de leurs travers. Qu’une portion considérable de ce que nous a légué la tradition de la foi —et ceci ne concerne de loin pas que les catholiques — s’apparente davantage à des extrapolation partialement ascétiques qu’à de véritables commandements de Dieu. Cela, j’y reviendrai plus tard.
Deuxièmement, ce christianisme ne serait plus effrayé par la vie et ses pulsions. Elle prendrait en compte les aspects physiologiques et biologiques humains irrépressibles sans les classer catégoriquement, et un peu facilement, dans les «marques du péché». Ce qui lui permettrait de gérer plus efficacement les problèmes divers liés à l’humanité de l’homme, sans avoir à creuser entre homme réel et homme de foi un fossé qui meurtrit le corps, rendant ainsi l’âme aigrie par tant de frustration. Ce sont de telles violences faites à la corporéité humaine qui engendrent des caractères aussi douteux et si faussement pieux parmi nos semblables, et il serait à parier que la fraternité connaîtrait un regain de santé si le corps blessé ne lui faisait plus obstacle.
Troisièmement, et comme conséquence élargie du second point, ce christianisme cesserait de s’enfermer dans sa tour d’ivoire ascétique, de se couper du monde, et de nourrir méfiance et mépris à l’encontre de toute culture laïque, comme si celle-ci était fondamentalement incompatible avec lui.
En voilà déjà assez pour jeter les bases d’un long travail d’analyse de la culture chrétienne, que je continuerai de mener autant qu’il me sera possible.


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