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Mens Gratia Artis
22 octobre 2010

Antichrist

Antichrist, de Lars Von Trier

antichrist31


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Réhabiliter les monstres

L'une des idées majeures du dernier film -- chef d'œuvre -- de Lars Von Trier est la réhabilitation des forces pulsionnelles comme fond indiscernable de noirceur, échappant à toute théorisation, à toute objectivation, systématisation. Et d'un point de vue pragmatique, qui échappe à toute intervention thérapeutique "automatique". L'inconscient, cette "nature" intérieure qui se soustrait au fur et à mesure du film à toute anticipation et à toute mesure de contrôle, tend à reprendre sa place comme "phénomène mystérieux", opaque et imprévisible, qu'il revêtait précisément avant que Freud le découvre. Sombre substrat de tout être humain, dont la connotation de sauvagerie incontrôlable perce à travers les mots de ce dernier, "[...]un ça psychique, non-reconnu et inconscient, sur lui chevauche en surface le Moi". Les mots sont tout sauf innocents; la personnalité consciente et rationnelle n'est qu'un esquif balloté par les flots grondants des pulsions profondes. La mise en scène du l'échec du thérapeute-démiurge à contrôler les névroses de sa femme-patiente sert précisément à montrer comment la sous-estimation des forces brutes de l'inconscient peuvent mener à une rupture de la technique psychanalytique avec la réalité: chaque fois que la névrose prend de l'ampleur, chaque fois qu'un acte de violence survient, c'est parce que la technique psychanalytique, trop sûre d'elle, a sous-estimé sa capacité à pronostiquer l'évolution des manifestations inconscientes. Chaque blessure physique est punition du thérapeute présomptueux. De plus, la mise en scène champêtre-horrifique, faisant sortir la technique de la salle de consultation, met en cause la légitimité de la technique thérapeutique hors les murs de son sanctuaire civilisé: que peut la psychanalyse face aux forces brutes et soudaines d'un inconscient tourmenté qui n'est plus enchaîné par les nombreuses procédures et institutions de régulation et de surveillance des pathologies ? On en vient presque à une "opération survie" de la science de l'inconscient, qui devrait sortir du vase-clos du cabinet pour affronter la vie réelle, confronter la théorie à la pratique -- la vraie pratique, semble dire Von Trier, et non pas celle, édulcorée, du monde civilisé qui façonne par ses cadres et procédures une certaine canalisation des névroses. La sanction, discutable sans aucun doute : "Freud est mort, non ?", ou l'aveu de l'impuissance psychanalytique face au traumas sauvages de la vie telle qu'elle peut (exceptionnellement tout de même) se présenter ... science des rêves, mais non science des monstres ?


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Cinéma plasticien

"The work on the script did not follow my usual modus operandi. Scenes were added for no reason. Images were composed free of logic or dramatic thinking. They often came from dreams I was having at the time, or dreams I’d had earlier in my life" (1). De l'aveu même du réalisateur, le maniement des images résulte d'avantage d'une démarche d'artiste, d'esthète et de plasticien que de celle d'un constructeur de récit. Ce qui se manifeste principalement dans les scènes contemplatives où Von Trier fait un usage particulièrement appréciable de la slow motion. Moments de rêverie ou d'égarement, de perte de contact avec la réalité, chacune de ces scènes met le spectateur dans une situation de rupture avec ses attentes à l'égard de la narration du film: une manière de lutter contre notre besoin instinctif de fluidité, de vraisemblance, d'une temporalité filmique calquée sur la temporalité de notre vie. En ralentissant l'image, c'est donc notre exigence d'une objectivité cinématographique, d'un certain réalisme, qui est mise à mal. Là où la démarche devient artistique au sens noble (et expérimental) du terme, c'est lorsque cette rupture est vécue comme un manque, lorsque notre esprit réclame plus de fluidité, plus d'informations, plus de progression dans l'intrigue, qu'il transforme cette attente en angoisse, et que cette angoisse se transmet au corps sous forme d'une nervosité exagérée. Ressentir Antichrist avec son corps, c'est se retrouver physiquement face au propos de l'œuvre: les objectivations et les attentes projetées sur l'objet (que ce soit l'Inconscient ou le film) nous rendent plus vulnérable aux contre-attaques imprévisibles de celui-ci. Et ceci se retrouve en bien d'autres détails ... Le choix de scènes de sexe non simulées est en rupture directe avec nos attentes morales concernant le cinéma: elle remet directement en cause notre classification usuelle, qui est de classer cinéma dans simulation, pornographie dans l'acte réel. Et là aussi, le malaise survient: notre conscience morale se trouve directement interpelée: suis-je en train de visionner de la pornographie, ou de l'art, ou les deux ? Ce qui oblige en dernier ressort notre conscience morale à statuer sur notre expérience de visionnage du film: je ne peux aller plus loin sans faire le choix de classer mon visionnage sous le signe de l'art ou de la pornographie (ou de la pornographie comme matériau artistique); toute impasse sur ce choix est impossible. A un autre niveau encore, la mise en forme de la névrose du personnage féminin comme culpabilité vis-à-vis de sa féminité (directement engendrée par la contemporanéité de l'acte de jouissance sexuelle avec l'évènement de la mort de l'enfant), nous choque particulièrement en ces temps de progrès vers l'égalité des sexes, en ce sens qu'il ressuscite la croyance, pour nous immonde, de l'impureté de la femme. Et le conglomérat de toutes ces images-repoussoir et concepts honteux ne fait que mobiliser tout notre corps pour lui faire ressentir à tous les niveaux la fragilité ou l'arbitraire de ce que notre siècle a forgé comme rapport au corps, aux catégories, aux actes moraux et immoraux ... une expérience esthétique telle qu'on pourrait la vivre face à une grande œuvre d'art contemporain !

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Mythologie

L'aspect mythologique est évidemment présent, puisque le désordre psychique mis au centre de l'intrigue va se manifester pour sa grande part sous la forme de symboles, avant de dégénérer en actes de violences. Leur expression la plus singulière en est la personnification des "trois mendiants" sous la forme d'animaux, qui chacun leur tour incarnent une phase de la dégénérescence du deuil et de la névrose. Une analyse trouvée au détour d'un blog postule l'analogie avec les rois mages, par une sorte de renversement: ils seraient l'antithèse des rois-mages attestant la venue de l'antichrist. Une analyse qui se tient au premier abord, mais qui à mon avis, se cantonne trop à la symbolique chrétienne, qui n'est après tout, dans ce film, qu'une couche superficielle, par laquelle on ne peut pénétrer réellement dans le cœur du message (qu'il soit voulu par le réalisateur ou non). On peine en effet à voir où se situerait la parabole eschatologique de l'histoire, où se situerait la "venue" de l'Antichrist et quel rapport il entretiendrait avec le livre de l'Apocalypse. C'est que cette lecture en forme d'exégèse retombe dans le piège de projeter sur l'expérience cinématographique des attentes qui sont cette fois-ci celles de l'interprète, dont les deux grands travers sont de forcer le matériau de son analyse pour que celui-ci soit le reflet de celle-là, au lieu qu'il se produise l'inverse; l'autre étant d'accorder trop de place au discours, aux concepts, aux idées abstraites, et d'éluder intégralement l'aspect plastique de l'œuvre, tant il est vrai que sa préférence va au texte comme matière, et qu'il nourrit une certaine répulsion pour toute image qui ne serait pas renvoi direct à un concept. Ce qui, nous l'avons vu, serait un véritable contre-sens, qui chercherait à user d'une technique de lecture et de perception sur un film qui précisément les dénonce. Pourquoi ne pas laisser les trois mendiants, Douleur, Désespoir, Peine, ne symboliser que les étapes successives du désordre psychique d'un personnage particulier, en résistant à la tentation de les abstraire dans la mise en forme d'un message adressé à l'ensemble de l'humanité ? Cet interprète le dit lui-même à propos d'Antichrist: "Dans ce film aussi quelques vérités sont dites sur les hommes…", qui n'est autre que l'aveu de la recherche forcenée, obligatoire, d'une thématique philosophique universelle. Comme si la valeur d'un film dit "artistique" ne se mesurait qu'à l'aulne de son contenu manifestement philosophique ... J'avance pour ma part l'hypothèse qu'une expérience productive et intense de cette œuvre ne peut se faire que si l'on laisse les images nous saisir, les mots résonner en nous, en laissant l'Inconscient du film communiquer directement avec le nôtre: écouter comme un analyste, expérimenter comme un esthète, en somme.


1. Lars Von Trier, Director's Confession, dossier de presse d'Antichrist au festival de Cannes

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