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Mens Gratia Artis
3 mars 2010

Plato's Fashion : essai d'herméneutique imaginaire

plato_s_fashion

 

zeuxis

Zeuxis (The Chosen Five d'Edwin Long)

 


    Perfection de la peau, formes magnifiées, lumière presque surnaturelle, produits de luxe, les photographies de mode ont l’allure de véritables illustration de la Beauté la plus pure. Parfois même un peu trop, pense-t-on, lorsque les attributs idéalisés du mannequin confinent à l’imaginaire. Ce que nous y voyons s’est, d’une certaine manière, désolidarisé de notre réalité, et semble flotter quelque part, parallèlement à nous, dans un endroit et une époque où il n’existe qu’une perfection qui nous est inaccessible. Il est devenu fréquent de voir désormais les consommateurs se révolter contre ce paradis perdu vers lequel on tend sans jamais en apercevoir l’entrée. Chacun se dit complexé, écrasé dans son imperfection toute naturelle rendue ridicule, indésirable, inacceptable.
    Et en effet, on peut se questionner sur la légitimité d’une idéalisation qui ne semble plus refléter les désirs du monde, mais n’être plus que le miroir de ses imperfections. On trouve dans la réflexion de Platon nombre d’outils nous permettant d’appréhender mieux la chose - Platon ayant toujours placé le Beau au cœur de sa réflexion, l’utilisant à plusieurs reprises comme échantillon ayant valeur d’exemple pour affirmer sa théorie des Idées.
   
    Le contexte dans lequel évolue le Socrate de Platon est baigné d’idéalisme. Beauté, courage, vertu, justice font partie intégrante non seulement de la vie intellectuelle, mais aussi culturelle. L’art militaire et les légendes qui le nourrissent ne se réfèrent qu’au courage et à la vertu des héros mythiques, le plus souvent homériques, et l’art, la production poïétique (qui recouvre aussi bien le domaine pictural que musical et théâtral) cherche à atteindre l’idéal de la beauté. Ainsi le peintre Zeuxis, pour représenter Hélène, entreprend de faire la synthèse des corps des cinq plus belles femmes de la ville, afin d’en tirer une seule figure parfaite. Ce que le Socrate historique semble agréer : «Quand vous représentez des modèles de beauté, comme il n’est pas facile de trouver un homme de tout point irréprochable, vous prenez plusieurs modèles et, combinant ce que chacun a de mieux, vous nous faites voir des corps où tout est beau». Et ce, précisément parce que ce modèle idéal est incarné de manière inégale et défectueuse dans la réalité; le travail du créateur est de reconstituer l’idéal à partir de fragments de beautés glanés sur diverses incarnations.
    Et la mode ne semble pas faire autre chose. Par les moyens qui sont aujourd’hui les siens, elle fait la synthèse de ce qu’on peut rencontrer de plus parfait au sein d’un même individu, sorte d'amalgame de perfections idéal. Et l’on s’en rend bien compte, lorsqu’en observant ces photographies de mode, on ne décrète pas simplement : «cela n’existe pas !», mais plutôt «il est impossible à une personne d’être aussi parfaite», parce que nous ne nions pas que l’on puisse, dquelque part au sein de toute l'humanité, trouver des individus atteignant une quasi-perfection concernant l’un ou l’autre de ces attributs, et celui-là seul. Ainsi, nous voyons que d’un point de vue artistique, nous pouvons assimiler la mode à l’art antique, et l’y substituer pour le mettre à l’épreuve de l’examen socratique.
   
    La particularité de la démarche de synthèse des attributs est que tout en conservant un lien avec une réalité qui lui fournit son matériau, elle la transcende en y exprimant une perfection qui y est contenue en puissance mais, il est vrai, rarement, et même jamais en acte. On peu se demander quel intérêt peut bien viser une telle démarche; vers quoi se dirige-t-elle lorsqu’elle s’éloigne du sensible, de la réalité ?

    Réponse de Socrate : de l’Idée. Car ce que contient ce condensé de perfection, c’est ce qui se rapproche le plus de l’Idée de beauté en soi, infiniment et éternellement parfaite. Infiniment parfaite, la photographie de mode l’est autant que possible selon les moyens techniques qui sont les siens; éternellement également, puisque le support photographique permet de figer à jamais une beauté à son apogée - et c’est sans doute la raison du culte voué à Marilyn Monroe, dont le décès dans la fleur de l’âge est la réalisation la plus parfaite de cette beauté éternelle qui n’a été connue qu’à son maximum, sans jamais connaître de déclin.
    Ainsi la photographie de mode tente-t-elle d’atteindre un archétype de la beauté, dont la représentation idéalisée ne se soucierait pas de son éventuelle actualisation dans le réel. Son inscription dans la perspective platonicienne serait donc indiscutable: elle est un médium ouvrant sur une ascension vers le Beau en soi, elle éduquerait notre regard en le tournant vers l’idéal et le paradigme.

    Mais comment alors comprendre que dans un autre passage, Socrate déclare : «Car cette cité que nous avons décrite -la cité saine- ne suffit plus; il faut la remplir d’une multitude de gens, en la faisant croitre du nombre de ceux qui ne concourent dans les cités à rien de nécessaire, comme par exemple les chasseurs en tout genre, les imitateurs, c’est à dire ceux qui s’appliquent aux dessins et aux couleurs, et aussi la foule de ceux qui s’occupent de musique, les poètes et ceux qui les entourent, les rhapsodes, les acteurs, les choreutes, les entrepreneurs, les fabricants d’accessoires de toutes sortes, et notamment de ce qui concerne la toilette des femmes». Dans ce passage de la République, on traduit également toilette des femmes par cosmétiques, le terme grec pharmakon. Le pharmakon, c’est à la fois le poison, l’antidote et le parfum, la drogue; c’est un terme ambivalent, qui peut être aussi bien positif que négatif. Platon compare cela à un luxe superflu, qui n’est pas nécessaire dans une cité saine, mais qui y est rajouté lorsque la cité commence sa décadence.
    Difficile de ne pas voir une condamnation de la mode, dans ce passage où luxe, arts et culture sont perçus comme une gangrène pour la cité. Quelle est la cause de cette condamnation ? Platon voit dans ces éléments nouveaux des producteurs de simulacres. C’est particulièrement vrai des cosmétiques, maquillages, et donc de la photographie de mode. Ils donnent à voir quelque chose qui n’est pas vrai, mais se fait passer pour vrai; un travestissement de la réalité par le moyen d’artifices.
    Nous sommes donc à un moment de contradiction: la mode est-elle un chemin vers le Beau en soi, où au contraire un simulacre du Beau créé dans un but qui n’est pas louable ? Un peu des deux, serions-nous tentés de dire, mais il nous faut bien choisir, ou trouver une troisième voie.

    Car pour Platon, le problème du simulacre est qu’il arrête le regard et la réflexion sur une image sensible, une idole, qui l’empêche d’accéder à l’Idée. Et il est vrai que bien souvent la mode ne nous propose que des images idéales de beauté qui se révèlent être des idoles: lors de la lecture de magazines de mode, ne nous arrêtons-nous pas à l’image elle-même, et ne la consommons nous pas avidement sans la transcender ?
    Mais si nous n’avons aucun contrôle sur l’imagerie de la mode, n’y aurait-il pas pour autant un moyen de plier ces images aux exigences platoniciennes d’orientation vers le paradigme ? Ce que l’on peut se proposer, c’est de se livrer à une éducation du regard, qui plutôt que de se soumettre aux règles des designers, aurait une attitude active face aux images, en s’en servant comme support pour accéder au Beau. Car bien que très élaborées, ces images sont des objets simples sur lesquels nous pouvons exercer notre contrôle. Platon lui-même, tout en vilipendant régulièrement Homère et les poètes pour leur complaisance vis-à-vis de conceptions philosophiques erronées, ne cite-t-il pas abondamment leurs œuvres, avec une précision et un a-propos qui ne peuvent venir que d’une longue fréquentation des textes ?
    Platon lui-même devait considérer que l’usage d’une raison active sur des textes peu orthodoxes pouvait tout de même être la source d’une réflexion bénéfique. Ainsi, nombres de ses œuvres nous montrent comment Socrate parvient à faire surgir une idée vraie de citations qu’il estime douteuses, de Homère et Pindare par exemple.
   
    Nous devons donc tenter d'éduquer notre regard à utiliser les images de mode comme support méditatif, à la manière d’icônes religieuses. Pour parvenir à l’ascension vers le paradigme, le regard doit circuler de l’image vers l’idée de manière presque spirituelle, la contemplation des formes sensibles étant une ouverture vers le monde idéal. Par cette nouvelle approche, nous parvenons à résoudre le problème de la prétention exclusive de l'image/idole.

Ce sera également une réponse à l'argument souvent avancé de la superficialité de la mode et de son imagerie (pour s'en convaincre d'avantage, on pourra consulter l'excellent ouvrage de F. Monneyron, "La Frivolité essentielle", chez PUF). La véritable superficialité est non pas de penser la mode, mais de laisser sa pensée se faire modeler par la mode.

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