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Mens Gratia Artis
21 mars 2010

Recherches esthétiques § 01

RECHERCHES_ESTH2TIQUES_01

Dans ces recherches — non dans le sens trop ambitieux de travail universitaire, mais simplement d'investigation personnelle —, je tente de tirer au clair un certain nombre de problèmes que j'ai évoqué dans mes quelques précédents articles. Ceux-ci portent sur l'esthétique théologique, ou plus humblement sur l'esthétique chrétienne, et tentent de retranscrire l'incessant doute qui m'étreint quant au statut de cette discipline dans l'esprit actuel du christianisme. J'y remet en cause la prétendue prééminence de l'icône sur les autres formes d'expressions, et la méfiance avec laquelle l'Église s'y réfugie pour se soustraire à l'exigeante élaboration d'une esthétique théologique digne de ce nom.
Sous la forme de courts textes, dans un langage qui se fera plus ou moins libre selon les thèmes — et qui souhaiterait parfois conserver quelque chose du style aphoristique qui a fait la grandeur tant de Nietzsche que de Wittgenstein —  j'aimerais laisser d'eux-mêmes émerger et se faire jour les problèmes abyssaux que mes connaissances limitées de peuvent qu'effleurer.
D'autre part, j'ai tenté de faire appel à toute la rigueur possible pour traiter de ces questions millénaires, en ayant toutefois conscience que la longue tradition risquerait fort de m'écraser sous le poids de son implacable érudition. Veuillez donc excuser ce que mon texte contiendra d'approximations, d'erreurs de langages et de fautes logiques.



§ 1.0 INTRODUCTION
    Le rapport esthétique à l’image a longtemps été une faiblesse de la religion chrétienne. Passant dans les coulisses d’une pensée qui se flatte d’avoir longuement participé à l’émergence des plus grands chefs-d’œuvre des beaux-arts, le regard exigeant trouvera l’esprit du christianisme tenaillé par d’insolubles contradictions. La quiétude que témoigne une Église rasséréné par une maîtrise enfin acquise du domaine artistique — par le biais de l’icône en particulier — ne pourrait être que le masque trompeur dissimulant une croissante incertitude vis-à-vis de l’art. Dans cette première recherche, nous nous attacherons, d’une manière aussi rigoureuse et critique que nos compétences le permettent, à démonter cette apparente tranquillité pour en laisser échapper, comme sortant d’une boîte de Pandore, les questionnements abyssaux face auxquels se trouve, démunie, la nature profonde de la chrétienté.

§ 1.1 LES RANCŒURS SPIRITUELLES

    Les rapports qu’entretinrent les grands penseurs de la chrétienté avec l’image eurent toujours quelque chose de houleux. Soit frileux et distants, soit vindicatifs et accusateurs, le commerce qu’a eu la théologie avec la pratique créatrice a toujours transparu de la méfiance à l’égard des images taillées. Le décalogue est à l’origine de cette ancestrale défiance: «Tu ne feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au dessous de la terre» (Exode 20:4). Le ton tranchant et équivoque de la sentence divine a servi au penseur d’excuse légitime pour se tenir à distance du domaine brumeux de l’esthétique. Mais ce qui a priori semble une interdiction catégorique prend un tout autre sens, lorsqu’en Exode 25:18, Dieu ordonne aux israélites de façonner deux chérubins d’or pour orner l’Arche de l’Alliance. Qu’est-ce donc en effet que ce Dieu qui en l’espace de cinq chapitres de ses ordonnances célestes, change du tout au tout les règles de son esthétique ? C’est alors qu’on comprend, non pas que Dieu dans son immutabilité octroie quelques irrégularités, mais que ce qui fait l’objet de la seconde ordonnance du décalogue n’est pas exactement celui qu’on lui associe a priori. L’image taillée, c’est l’idole, le veau d’or, la création artistique à vocation cultuelle. La faute en revient souvent à une trop rigoureuse fidélité à la lettre des Saintes Écritures; le littéralisme abusif n’offre pas au lecteur la souplesse nécessaire à la mise en perspective des différents passages. Seule la mise en relief par la confrontation permet à la Parole de Dieu de trouver sa pleine puissance d’évocation.
    Les Pères de l’Église, sans doute encore trop attachés à la lettre nouvelle et menacée, se sont donc souvent fourvoyés sur la signification de cette partie des Dix Commandements. Tertullien en particulier, dans ses Spectacles (De Spectaculis), étend sa critique des divertissements proposés par la société latine — combats de gladiateurs, courses hippiques — aux représentations théâtrales. Ayant trait à l’idolâtrie de l’homme par l’homme et à l’immortalité, ces manifestations y sont décrites comme révoltantes pour l’âme chrétienne. «Dieu s’offense-t-il d’un délassement durant lequel l’homme garde toujours la crainte et le respect qu’il lui doit ? Non, en jouir dans son temps et dans son lieu n’est pas un crime. Illusion ! Nous avons dessein de démontrer que ces plaisirs s’accordent aussi peu avec la religion véritable qu’avec la véritable soumission à Dieu». Pour Tertullien, l’art en tant que divertissement n’a indubitablement pas sa place dans la vie vertueuse, parce qu’il est dans toutes ses dimensions la consécration de l’idole.
    L’idole, c’est cette image façonnée qui reste enchaînée au terrestre, et qui prétend épuiser la réalité par des moyens plastiques1. C’est l’image de l’enfermement — et a fortiori le spectacle qui correspond — et d’une certaine forme de fascination anthropocentrique qui déplaît tant à Dieu. Et Augustin ne fait pas autre chose que prolonger cette condamnation des spectacles, de manière moins virulente, en en pointant la vanité plutôt que l’aspect blasphématoire. Que sert de s’appitoyer sur les situations tragiques ? Quelle légitimité pour une tragédie qui pousse à s'apitoyer sans susciter ni permettre la charité chrétienne, qui glorifie le pathos en l’amputant de sa nécessaire conséquence charitable qui est l’essence même de l’agir chrétien ?  «La pitié serait-elle donc à répudier? Pas du tout. Il est permis quelquefois d’aimer la douleur. Mais prends garde à l’impureté, ô mon âme, sous la protection de Dieu, le Dieu de nos pères, qui doit être loué et exalté dans tous les siècles des siècles, oui, prends garde à l’impureté». La méfiance transparaît, qui vient remplacer l’amour de l’art étreignant auparavant l’âme d’un Augustin si cultivé. Âme qui se murmure désormais comme une maxime de prudence, cave immuniditiam (2).
    Cette méfiance n’a été difficilement vaincue depuis, et de surcroit, en apparence. La chrétienté s’est malgré tout entichée de l’icône, seul art véritablement toléré et théorisé. L’omniprésence de l’icône, qui flotte comme un spectre au dessus de tout discours effleurant la théologie esthétique, la présente comme le rocher inébranlable qui préserve l’Église de la déferlante des revendications artistiques contemporaines. Il n’est pas une allusion au domaine artistique faite par le Pape qui ne souligne à quel point tout discours esthétique doit être avant tout rapporté au modèle de l’icône. Et l’exaltation de cette forme d’expression picturale n’a d’égale que la rigueur des règles auxquelles elle est soumise. L’art de l’icône n’est pas celui de l’expression libre, mais celui de la conformité au dogme. Elle est la parcelle infime de création que s’est arrogée la chrétienté pour garantir l’universalité de son message jusque dans la pratique artistique.
    La démarche n’est pas négative en-soi. Une voie est désormais ouverte pour l’art chrétien, mais les limites en sont encore étroites. Ce qui ne devait n’être que le prolégomène à une véritable affirmation artistique dans la chrétienté a pris au fil des siècles l’allure d’une excuse. La parcelle pleine de promesses, promise à une colonisation progressive de l’art par le Génie du christianisme, s’est muée en bastion, âprement défendu, mais en permanent état de siège. «Voilà, nous disent les théologiens, la foi n’exclut pas l’art, nous en voulons pour preuve l’icône». Mais la chrétienté ne devrait se satisfaire d’un champ artistique si restreint, et c’est sans doute ce manque d’ambition qui est à l’origine du délabrement créatif dans laquelle désormais la foi se déploie. L’enjeu d’une esthétique chrétienne est donner les clés théoriques qui permettront un élargissement de l’activité créatrice. C’est ce que nous proposons comme but de notre recherche. Ce que l’art de l’icône tire comme légitimité dogmatique devra être identifié, et mis à la base d’une théorie générale de l’image chrétienne.

§ 1.2 UN CHEMIN VERS L’INVISIBLE

    Si la condamnation de Tertullien n’a pas été rétroactivement appliquée pas à l’icône, c’est parce que l’icône ne s’épuise pas dans le réel — c’est en tout cas ainsi que le dogme la conçoit. Elle ne prend sens qu’une fois le réel dépassé. L’esprit appliqué à sa contemplation n’est pas enchaîné au réel, mais entame une réflexion spirituelle qui l’amène progressivement à congédier le visible au profit de l’invisible. C’est ce que les anciens caractérisaient par l’alliance du docere et du movere, soit une réflexion contemplative mise en branle avec douceur par l’image. Ce qui était auparavant séduction improductive devient alors le moyen de la méditation, la mutation de l’ennemi des réalités spirituelles en un guide menant à elles.
    C’est là que réside l’exigence théologique: l’idole devient icône dès lors qu’elle fait signe vers la vérité divine, et qu’elle n’empêche pas d’y accéder en interposant un écran de matérialité sur le chemin qui mène au spirituel.  D’où la méfiance envers la mimésis, stigmate de «l’image sculptée» du décalogue, glorification de la créature au lieu du créateur, du matériel au lieu du spirituel, qui répugnait tant à Tertullien; teintée de platonisme, cette méfiance  envisage l’image idolâtre comme un obstacle à l’atteinte de la vérité, du paradigme. C’est un artifice, un simulacre (phantasma), un piège qui enferme l’homme dans sa réalité matérielle. L’homme de Dieu ne peut que pressentir le danger qu’une telle dépendance au réel fait peser sur tout homme: la diminution de sa nature spirituelle, le comblement de ce vide en forme de Dieu qui est à la base de l’éveil de la foi. Et le redoutable avantage  du simulacre-idole est de provoquer l’adhésion par la jouissance procurée: Tertullien avait compris quelle charge érotique accompagnait l’expérience du divertissement, et par extension l’expérience esthétique; l’idole flatte des instincts bassement humains et procure un plaisir coupable et trompeur. Cave immuniditiam.
    Mais comment un artifice humain pourrait-il être le signe du divin, ce divin que même Moïse ne peut voir que de dos tant sa transcendance nous sépare de lui ? Comment n’y aurait-il pas quelque chose d’absurde à vouloir encapsuler dans l’art un Dieu incompréhensible et inatteignable ? Il est une barrière infranchissable entre l’homme et Dieu, qu’il est impossible à l’homme de franchir. En effet l’Ancien Testament nous montre que c’est toujours à l’initiative de Dieu que cette barrière est franchie, et qui nous présente ainsi le peuple d’Israël comme un peuple d’attente, un peuple d’écoute. Et rien n’est changé dans ce rapport à la lecture du Nouveau Testament; c’est l’initiative divine de l’Incarnation qui jette un nouveau pont entre Dieu et l’homme.
    L’Incarnation est malgré tout la source d’un bouleversement dans l’interdiction de l’image, parce que la venue du Christ a rendu la vérité visible, matérielle, la divinité s’est manifestée dans une image qui peut se transmettre, se contempler, dont on peut se souvenir. Par elle, la Loi est accomplie, et certaines de ses modalités viennent à être modifiées. Ce n’est qu’à partir de l’Incarnation qu’on peut dater la période d’incubation de l’icône dans l’Esprit du christianisme; le temps qui sépare le Christ de la première icône est celui que l’homme a dû prendre pour réaliser qu’il transportait dans son souvenir l’image vivante de la vérité. Non pas une image textuelle, un souvenir passé par la tradition orale, et sur laquelle l’imagination pourrait laisser cours à sa créativité en y plaquant ses propres fantasmes; l’image du Christ est l’image d’un homme, l’image d’un vivant, d’un ami, d’un maître, l’image d’une personne que certains ont pu connaître, et non pas inventer. L’icône nait de cet invraisemblable statut du Christ. Il n’est ni un mythe qu’on pourrait dépeindre par le dessin à des fins pédagogiques, ni une idole vide qu’on doterai à tort d’un quelconque pouvoir, il est la vérité divine qui s’est exprimée et par le Verbe, et par l’image.
    Parole et image vont d’ailleurs de pair dans la personne du Christ. Il n’est pas seulement la parole éthérée de Dieu — comme flottante, libérée des contraintes de l’apparence — celle-là même qui descend des cieux dans l’Ancien Testament; il est aussi l’image physique de cette parole, le verbe incarné dans la chair, il est la seule légitime idole, parce qu’idolâtrie à son égard devient louange de l’Éternel. Et dans sa prédication même, le Christ souligne l’importance des images.
    On se méprendrait sans doute si l’on croyait qu’à cet endroit le Christ innove. L’Ancien Testament, débarrassé du voile de l’interdiction du décalogue, n’est rien autre chose qu’un ensemble symbolique de vérités théologiques, mises sous la forme d’images terrestres. Le péché assimilé à la pomme, la traversée de la mer, puis du désert comme métaphore de la vie spirituelle, tout y est image, illustration ici-bas de la puissance de Dieu. Je n’exprime ici nulle mise en doute de la véracité des faits qui y sont exprimés, mais seulement la valeur symbolique dont Dieu charge chaque évènement de son peuple, afin qu’en ayant conscience de sa propre histoire, il soit amené à connaître la nature et la volonté céleste. Et le Christ nous rappelle à l’image lors de ses prédications, par son langage illustré de la parabole, par son sens aigu de la métaphore: l’image est, movere et docere, le moyen par lequel le Christ ébranle la vie des hommes pour les mettre en marche vers le salut. Sans doute que la figure du Christ nous paraîtrait moins vive, si il ne nous avait laissé un discours aussi symbolique et accessible. C’est l’image et le verbe qui permettent aux vérités éternelles de s’exprimer dans la réalité terrestre.

    Et le Christ préfigure ainsi l’icône. Consubstantiel, le Christ est un équilibre temporaire et parfait entre le terrestre et le divin. Sa vie est mimésis de l’existence humaine, et son enseignement signe vers la vie éternelle. Et l’icône, en cherchant à faire revivre cet équilibre entre humain et divin, se met en situation de tension entre les mêmes inconciliables pôles, pourtant conciliés en Jésus.
    Se pose alors le problème des modalités de la perpétuation du souvenir christique. Rappeler le souvenir du Christ d’une manière qui ne contrevienne pas aux exigences divines, c’est donner au matériel le seul crédit du signe vers l’immatériel. L’icône devient un simulacre divin, non pas une copie, mais un artifice qui reproduit la symbolique divine qui était celle du Christ. C’est la faille que trouve le christianisme pour se départir à la fois d’une esthétique platonicienne trop rigoureuse à laquelle les penseurs l’avaient peu à peu asservie, et d’un légalisme vétéro-testamentaire encore plus intransigeant.
    Récapitulons donc ce en quoi l’art de l’icône se démarque et du platonisme, et de l’interdiction du décalogue. Pour Platon, le simulacre est une dégradation de l’Idée. Le produit de l’art (au sens de l’artisanat tekhnè), est supérieur à l’art du poète ou du sculpteur parce qu’il donne une transcription matérielle directe de l’Idée dont il se réclame. Le produit de l’activité artistique, au contraire, est imitation du produit de la tekhnè, image de l’image, et donc nécessairement de valeur moindre. C’est un trompe l’œil qui, parce qu’il est la dégradation la plus forte de l’idée, peine à faire signe vers elle, là où la production de la tekhnè (par exemple le lit matériel, traduction de l’Idée de lit) est une actualisation de  l’Idée dans le sensible. Mais le platonisme subit l’effet de l’Incarnation: c’est Dieu lui même qui actualise sa transcendance dans le corps physique du Christ. Nul homme ne peut pourrait prétendre par ses seuls moyens actualiser le divin dans le sensible, et c’est pourquoi c’est, comme nous l’avons dit, toujours à l’initiative de Dieu que la chose est rendue possible. Seule reste alors la production artistique — maigre consolation en apparence — comme moyen humain de rendre compte du divin. Mais les conséquences de l’Incarnation vont s’étendre jusqu’à ce problème pour finalement le régler: ce que nous voyons dans le Christ, ce n’est pas une dégradation initiale de la nature divine, ce n’est pas une manifestation de Dieu qui lui est inférieure, mais c’est Dieu tout entier rendu visible. Le dogme trinitaire est très clair sur ce point; le Christ-Verbe n’est pas inférieur à Dieu, il est «engendré, non pas créé», il est expression de l’essence de Dieu tout autant que le Père. Ce que la production artistique humaine se donne comme modèle, ce n’est donc pas l’image de Dieu comme dégradation de l’Idée de Dieu, mais Dieu lui-même qui s’offre tout entier accessible. Et par ce biais l’art religieux n’est plus image de l’image, mais image de Dieu.
    Une fois départi de son traditionnel platonisme, il incombe au christianisme de se démarquer des interprétations erronées de l’interdiction du décalogue. Mais là aussi, par l’Incarnation, tout est bouleversé. Là où l’idole est une pure manifestation matérielle, à laquelle on prête des pouvoirs surnaturels ou une divinité, et qui revient à l’adoration d’un démon plutôt qu’à l’adoration de Dieu, la figure du Christ traduite en image est une exception. Car ce serait un non-sens que de dire qu’on prête faussement au Christ une divinité, alors qu’il est Dieu lui-même. Toute la difficulté du problème de la représentation du Christ est de trouver le moyen par lequel on adorera la personne spirituelle du Christ, et non pas l’image physique qui est dépeinte par l’artiste. C’est sur ces distinctions dans le dogme de l’icône que nous souhaitons désormais nous pencher.

§ 1.3 ENTRE MIMÉSIS ET DIVINITÉ

    La représentation artistique comme perpétuation de la figure du Christ, voilà le programme que se fixe l’art chrétien par le moyen de l’icône. Cette représentation, comme son modèle, sera empreinte des tensions de l’être consubstantiel qu’elle imite. Tiraillée entre le terrestre et le divin, entre la mimésis et le passage de relais aux vérités éternelles, l’image subit le poids d’exigences qui restreignent son champ d’action, et s’expose à une inertie toujours plus grande.
    Cette distinction que l’on a exigé précédemment entre idole et icône, nous devons désormais l’assumer, la caractériser. En quoi l’icône se distingue-t-elle de l’idole ? On a demandé à ce que l’icône soit le signe vers le divin, qui s’efface humblement au moment même où il permet l’accès à lui. Une image fugace, évanescente, dont la force de movere s’allie à la douceur avec laquelle elle se désagrège pour laisser place à la pure contemplation spirituelle. Avant même de soulever les objections qu’on peut à bon droit formuler contre une telle conception de l’image, il nous faut noter à quel point ce processus méditatif est, dans son aspiration à l’atteinte du divin par la méditation, semblable à la démarche mystique. La mystique est par ailleurs intimement liée à l’icône dans la théologie orthodoxe, pour laquelle elle constitue un support potentiel. Le mystique, par son dépouillement, est comme l’image qui cherche à se départir de ses caractéristiques physiques, de sa corporéité, de son individuation, afin de se fondre dans l’être et la volonté divine. Il y a renoncement à son être physique, à son occurrence sensible, et seule doit demeurer la volonté de laisser place au divin, afin de tourner les regards, et de se tourner soi vers la Vérité même. Et de cette analogie du mystique et de l’icône, nous pouvons tirer des conséquences, qui pour cette dernière s’avèreront tragiques. Tout d’abord, la relation qu’entretient le mystique avec l’homme du commun nous instruit: le mystique, par son inlassable travail de dépouillement, ne parvient jamais à changer de nature; il n’en viendra jamais à modifier son essence, à se faire pareil à l’ange, au démon, où à toute autre réalité plus céleste que l’homme. Le mystique reste homme par nature, et seules sa spiritualité, sa volonté plus aguerrie le font différer de l’homme qu’il était auparavant. Il n’est qu’un homme de degré spirituel plus élevé.
    Si désormais nous voulons appliquer la même épreuve à l’icône, dans son rapport à l’image traditionnelle (forcément idolâtre), nous nous retrouvons forcés d’admettre que la différence entre icône et idole n’est pas différence de nature, mais différence de degré. Et sur quelle échelle ? Celle de l’arrachement au réel, celle de la négation du matériel et de l’atome brut, celle de la tension vers le plus haut degré d’assimilation au divin. Ce qui ne prête a priori pas à conséquence. Sauf quand arrive le moment de pointer l’endroit précis, entre icône et idole, où l’idolâtrie s’efface pour donner à l’image la plus parfaite conformité dogmatique. Où se situe ce point où le mauvais devient bon?
    La conception originelle de l’icône vacille. On commence à comprendre qu’entre icône et idole, tout n’est pas aussi clairement opposé que l’on eût aimé le croire. D’ailleurs, la moindre expérience de méditation devant l’icône, faite avec toute l’honnêteté requise, nous montrera plus distinctement qu’aucun argument que l’icône ne s’efface pas aussi facilement devant le divin qu’elle le prétend. Peut-on contempler le Christ Pantocrator, et accéder à la vérité de Dieu sans que cette vérité présente encore çà et là quelques traits de l’icône qui nous y a amené ? Réponse négative, qui nous fait prendre conscience de l’arrogance avec laquelle l’homme a essayé de se convaincre qu’il était capable de se dépasser lui-même. La théologie de l’icône a entretenu la chimère d’une voie par laquelle le sensible pourrait, lors de l’expérience esthétique, être vidé de tout son potentiel de movere, puis évacuée proprement sans que demeure en nous son souvenir.
    Mais la caractéristique principale de l’homme est d’être asservi au matériel, d’être condamné durant toute son existence à composer avec sa double nature, parfaitement reflétée dans le Christ. Le destin de l’homme est intimement lié à la terre qui à la fois le porte et l’enferme. «Le sol sera maudit à cause de toi !» (Genèse 3:17). Et l’homme connaît la peine de tirer sa subsistance du sol, de composer avec la douleur, la déception, et l’absurdité indifférente de la matière inerte. Cette vie de labeur vouée au vis-a-vis avec le sol n’est relevée que par la capacité spirituelle de l’homme, sa possibilité de connaître Dieu et son message. Cette espérance au milieu de la peine, cette jouissance au milieu du labeur qui est toute la sagesse de l’Ecclésiaste, l’homme souhaiterait volontiers se l’accaparer, l’augmenter de la même manière qu’il augmente ses provisions terrestres. Et l’art pâtit de cette appétit outrecuidant, qui place l’icône comme l’artifice humain capable de libérer — même pour un temps — l’homme de son insupportable pesanteur.
    À nouveau la chrétienté se fourvoie, si elle s’imagine disposer du moindre moyen de franchir la barrière qu’a érigé Dieu entre ses créatures et Lui. En revenant à la mystique, nous serons mieux à même de comprendre en quoi toute idée de ce genre est absurde, et quelle idée juste il faut se faire à ce sujet. Toute expérience mystique est un don de Dieu. Par une préparation spirituelle intense, par une contrainte de la volonté, le mystique se dispose à recevoir l’expérience mystique, sans jamais que celle-ci ne découle de ses propres actes ou mérites. Cette humilité devant la grâce divine est parfois équivoque, notamment chez Saint Jean de la Croix, qui dans les premières lignes de sa Montée du Mont Carmel, son manuel de mystique pratique, expose les raisons qui l’ont poussé à la rédaction dudit ouvrage: «[...] c’est l’espérance que j’ai que Dieu m’aidera particulièrement à le composer, pour le soulagement de plusieurs âmes, qui, lorsque Dieu veut les engager dans cette nuit pour les élever à l’union divine, n’avancent pas plus outre dans le chemin de la vertu, ou qui refusent d’y entrer d’elles-mêmes, ou qui ne s’y laissent pas introduire par d’autres personnes, ou qui ne se connaissent pis et n’ont point de directeurs expérimentés pour les mener a la cime de cette montagne». D’autres passages semblables poussent à croire que le chemin jusqu’à l’expérience mystique exige de s’exercer sans ménagement, et que cette condition seule remplie, l’homme pourra accéder à Dieu. Il y transparaît comme un automatisme qui fait l’économie du salut christique pour retourner à une sorte de justification judaïque par le dépouillement et la dévotion. Ceci est un non-sens, car tout ce qui nous mène à Dieu est le fait de sa grâce, et non de nos efforts.
    Et de même dans le domaine artistique, il n’est nul artifice, nulle règle de création qui puisse nous affranchir de la condition que Dieu nous a assigné depuis la Chute. Et même l’icône gardera à jamais un arrière goût du monde terrestre, une part d’idolâtrie. Devons nous pour autant condamner l’art ? Nous nous l’étions déjà interdit, gageant qu’une pratique si universelle ne puisse être exclue du message le plus universel qui soit. Il nous reste donc à tirer les leçons de cette mise au point sur l’icône, afin de donner à notre recherche la direction adéquate.

§ 1.4 SORTIR D’UN MODÈLE ILLUSOIRE

    L’icône à ce point ébranlée nous plonge dans une incertitude inquiétante; sachons tirer parti des situations, même de celles dans lesquelles nous nous voyons le plus démunis. Le modèle élitiste de création qui justifiait une telle restriction de la production artistique chrétienne perd quelque peu de sa superbe, et la sécurité qu’il offrait à l’esprit chrétien laisse place à l’abîme du doute. Table rase a été faite de ce que la méfiance chrétienne à l’égard des images a engendré comme théories esthétiques inadéquates, et nous sommes désormais en droit d’envisager même les hypothèses les plus neuves et les plus radicales. Et le meilleur moyen de les formuler est de revenir au carrefour précis où la théologie a choisi d’emprunter ce qui s’est révélé la mauvaise voie, pour envisager de s’engager sur une autre. Et la plus fondamentale des possibilités, la voici: sur quoi fut fondée la théorie selon laquelle l’art doit toujours faire signe vers le divin en s’affranchissant du réel ? N’y a-t-il donc que la divinité sous tous ses attributs qui soit digne d’être le sujet d’un art chrétien ?
    Dans la suite de notre réflexion, nous tenterons de montrer en quoi ce parti-discutable, posé comme un axiome indiscutable de la théologie esthétique, a conditionné l’art chrétien à l’évitement de toute représentation terrestre, à toute création à propos du matériel. Et qu’ainsi, c’est une partie considérable de la spécificité humaine dans la Création qui est passée sous silence — souffrance, érotisme; etc. ...
    Peut-être par l’élargissement de nos perspectives, et par une méthodologie motivée davantage par l’espoir d’atteindre la vérité que par les pressions culturelles collatérales, par une méthodologie plus rigoureuse dans son examen des possibilités que dans la justification des erreurs passées, arriverons nous à voir émerger, ne serait-ce que de manière infime, une esthétique libérée du dogme humain, d’une dignité à la fois azuréenne et tragique.

NOTES:

1. Comme le note Didi-Huberman dans L’image ouverte.
2. «prends garde à l’impureté», Confessions, livre III, chapitre 2.

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