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Mens Gratia Artis
29 avril 2010

EsthET(H)IQUE chez Spinoza

spinoza01
Till Gerhard - "Das wir gefuhl"
Hamburg, Germany

EsthET(H)IQUE chez Spinoza

Le rigoureux système de l’Ethique ne laisse que peu de place à une théorie de l’art. Dans une pensée toute entière dirigée vers la scienza intuitiva, seule garante du salut et de la béatitude, comment justifier une pratique qui semble en être l’opposé ? L’art n’use-t-il pas tant du Corps que de la Raison, ce que Spinoza reconnaît être le fait des passions, privation de la Raison et de la Vérité ? On peine à imaginer une esthétique démontrée more geometrico, tant ce domaine échappe depuis longtemps aux analyses les plus exigeantes. Mais à défaut de rendre compte de l’art par une esthétique spinoziste globale, peut-on user du système pour produire une esthétique spinoziste ?
    Ce qui semble être un compromis vis-à-vis du réel n’est en fait pas si éloigné des habitudes de Spinoza: on ne part pas d’un constat empirique pour remonter inductivement vers la règle générale, mais on part de Dieu, et donc du système de l’Ethique, pour aboutir à une règle qui sera en adéquation avec la réalité, ou qui tout du moins, fera en son sein le partage entre l’art légitime et le reste. Il est évident que l’art tel que nous l’envisageons habituellement, c’est à dire une production sensible, qui ne peut être par ce biais appréhendée par une force affectant le Corps humain, et ainsi de suite la pensée, nous pose problème. C’est l’œuvre d’art qui nous dicte l’ordre de nos pensées en déterminant l’ordre de nos affects, et ainsi le spectateur ne peut que pâtir devant l’œuvre. Et de ce fait, aucun tour de passe-passe ne pourra faire qu’on agisse devant une oeuvre: la contemplation est passive, et même la méditations devant l’oeuvre est passive parce que l’oeuvre nous affecte.
    C’est à une autre niveau que nous devons chercher ce qui pourrait faire la spécificité de l’art chez Spinoza.  Car l’Ethique étant une éloge de l’action, il nous est difficile de trouver une place pour un concept de passion utile. Pour faire émerger quelque chose de tel, il nous faut débuter au De Servitute Humanâ, où Spinoza, à partir de la proposition XXIX, démontre que seule la conduite raisonnable fait que les hommes conviennent entre eux. Il nous faut noter que l’Art possède une forte composante sociale et politique, et une esthétique qui n’en prendrait pas acte, en particulier dans un contexte spinoziste, serait vouée à l’échec. Dans la pensée Spinoziste, les échanges entre les hommes hommes obéissent à une morale de l’utilité: ce qui motive la création d’une société, c’est le besoin mutuel. Et cette utilité ne se restreint pas à la survie. L’ordre de la Raison aussi est soumis à cet impératif utilitaire, qui fait qu’il n’y a rien de plus utile à un homme raisonnable qu’un autre homme raisonnable (Prop XXXV Cor. I). Et le bénéfice du commerce avec un autre homme raisonnable vient de l’émulation qu’il provoque, et de la progression qu’il permet vers une plus large connaissance de second ou troisième genre.
    Mais quels sont les moyens de cet échange ? La conversation bien sûr, la correspondance aussi. Mais ces médiums ne sont-ils pas tout aussi sensibles que les œuvres d’art, n’affectent-ils pas de même le Corps ? Une conversation n’est pas que le pur produit d’un raisonnement uniforme, c’est une dialectique, qui doit prendre en compte les opinions de l’autre, et donc lutter avec quelque chose qui est extérieur à l’intuition. Et de ce fait, une conversation qui n’est pas méditée par suite est entachée de passions. Pourquoi dès lors l’art ne pourrait-il pas faire office de médium dans la communication entre des hommes raisonnables ?
    Nous pouvons envisager cette esthétique de deux manières différentes qui, en tant qu’elles sont complémentaires, permettent d’élargir son champ d’action. Premièrement, à partir d’un axe pédagogique, ou l’œuvre d’art est le fait d’un homme plus avancé en connaissances vraies que les autres, et qui se sert de la pratique artistique pour les communiquer aux autres. Deuxièmement, à partir d’un axe plus gratuit, plus hédoniste, où l’art est envisagé comme un moyen pour les hommes raisonnables de procurer une jouissance de la vérité chez ceux qui sont capable de la saisir dans l’œuvre. En mettant l’idée vraie sous une forme sensible, et en la destinant à un public capable de saisir correctement cette forme, nous pouvons envisager une forme d’abandon contrôlé aux passions. Ces passions ne sont pas néfastes, puisqu’elles sont forgées par un artiste créant sous la dictée de la Raison, et par suite, en pâtir ne peut être préjudiciable à l’homme. De même que la religion est un don de la vraie morale à ceux qui sont incapables de la déduire par eux-mêmes de l’ordre causal, l’art pourrait être un don de la vérité sensible non pas dans le but de combler une déficience du spectateur, mais pour lui permettre de se relâcher et s’abandonner à une passion inoffensive. Parce que l’exercice constant de la Raison est une ascèse qui demande de la discipline et de la rigueur, l’art pourrait servir de purgation, de délassement raisonnable et sûr qui, loin de porter préjudice à l’homme, permettrait de réhabiliter dans son existence une affectivité physique à laquelle s’était complètement substituée la Raison.

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