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Mens Gratia Artis
2 août 2010

Christianisme et esthétique à contre-emploi

Schinkel
Karl Friedrich Schinkel - Cathédrale gothique au bord de l'eau - 1813


Rassemblement de courtes pensées sur les rapports ambigus qu'entretiennent le christianisme (dans sa doctrine et son expression pratique) et l'esthétique, et plus particulièrement le design. Pour la plupart premiers jets peu retravaillés, je m'excuse de la forme peu flatteuse sous laquelle je les présente, et de la superficialité de mon usage des concepts, que j'expérimente, ce blog étant davantage un journal qu'une vitrine de travaux finis ...

§1.  La contamination du matériau

   En tombant hier sur un site d'église progressive/progressiste, j'ai comme ressenti en pleine figure le malaise qui secoue actuellement le christianisme dans son rapport au design (au sens large). Il faut se rendre compte que la situation est, pour le monde chrétien, extrêmement délicate, elle est un moment charnière dans l'histoire de la communication évangélique: l'Eglise - mystique, institutionnelle et sociale - vient de se réveiller d'un sommeil autarcique, et découvre avec anxiété le retard qu'elle accuse en terme d'efficacité communicationnelle. Design dépassé, vocabulaire obsolète, goûts démodés, tout est pour ainsi dire à refaire. Elle ne peut même pas en appeler à un certain conservatisme, parce que ce n'est pas le icisme qui constitue son terreau culturel, mais un post-icisme qui se réclame des anciens sans en comprendre le enjeux ni en partager le goût. Le christianisme est dans le no-man's land du design, et vient de découvrir après tous les autres, et avec stupeur, que ce qu'elle croyait être Canaan est une véritable traversée du désert artistique.
Mais réveil spirituel oblige, on ne tarde pas à faire suivre cette prise de conscience par des actes immédiats. Et ce principalement de la part des dénominations issues des réveils spirituels antérieurs, celles qui cherchent avant tout l'action, l'évangélisation. Ces dénominations sont en effet prédisposées à un tel sursaut, en tant qu'elles s'opposent naturellement au traditionalisme, cette opposition étant le seul moyen d'affirmer leur identité, sans cela inexistante. Nul icisme, nul conservatisme donc, ce qui encourage fortement à s'approprier les terrains encore vierges de toute trace chrétienne, en occurrence toute l'imagerie et les codes esthétiques actuels. Ce qui permet dès lors d'assister à un mouvement culturel et économique identique à celui que Max Weber identifiait comme étant à la racine du capitalisme: l'impulsion protestante, non pas spirituelle, mais théologique et sociologique.
On ne se penchera pas plus avant sur ce qui pourrait, toujours selon le mot de Weber, «expliquer cette prédisposition des régions économiquement les plus développées à faire le choix d'une révolution dans l'église ? », toujours est-il que les paramètres sont étonnamment similaires. Car ce sont bien des églises au patrimoine économique solide qui s'engagent en première ligne de ce mouvement de design de la foi chrétienne, qui choisissent de confier à des agences l'argent qui aurait pu aider les plus démunis, et qui prend l'allure d'injection de botox dans le Corps Christique. Mais ces considérations sont l'affaire des sociologues.

   Et lorsqu'on en vient à examiner les résultats d'un tel progressisme communicationnel, le malaise ne fait que s'intensifier. Beaucoup font l'erreur de croire que le maniement des codes du design devient aisé dès lors qu'on en appelle au Saint-Esprit. L'expérience nous montre qu'il n'en est rien. Si l'on devait synthétiser le problème, identifier en une phrase la racine de toutes les contradictions, il faudrait simplement pointer du doigt l'idée largement répandue que tout le monde peur être designer ou graphiste. Le design est un métier, qui s'apprend par des études rigoureuses, et c'est une illusion de croire qu'une science infuse ou une quelconque action du paraclet peuvent constituer un passe-droit dans cet univers exigeant. Et de là naissent tous les maux qui contaminent les nouveau designs chrétiens, et qu'on pourra subdiviser en deux grandes familles d'erreurs que nous allons détailler maintenant.
    Tout d'abord, le phénomène de christianisation de produits et de designs laïque, qui est largement partagé par la plupart des designers chrétiens. Ceux-ci ne cherchent pas à ajouter une plus-value chrétienne à une création déjà novatrice, mais se contentent de resservir du déjà-vu en s'imaginant que c'est précisément parce que c'est chrétien que c'est nouveau. Cette erreur est en soi assez désolante, car ce qui est daté est daté, la copie reste de la copie, et de telles productions ne peuvent fonctionner qu'en exploitant les manques culturels d'un public habitué à des designs chrétiens plus pauvres encore.
   Et arrive la deuxième tendance, bien plus grave encore, parce qu'elle prend la première pour base et rajoute encore à l'erreur, est celle de contaminer le message évangélique avec un matériau artistique ou communicationnel. Les expressions, les codes, les modes, sont mixés avec les références bibliques, sont utilisées comme outils exégétiques  pour tenter une relecture contemporaine de la Bible qui sacrifie la vérité au profit d'une mentalité «user-friendly».
C'est ce qui arrive lorsque les codes culturels sont mis sur un pied d'égalité avec les Écritures Saintes, et qu'on s'imagine que les deux peuvent et doivent se fondre dans un tout organique mélangeant allègrement message millénaire et coolitude passagère. Il faut avant tout veiller à conserver l'intégrité du message biblique, et n'utiliser le design que pour le rendre accessible. Essayer de redesigner la Parole Divine est un non-sens qui pourtant est manifeste dans nombre de productions chrétiennes encore toutes fiévreuses de leur découverte de la contemporanéité, et trop peu accoutumées à discerner les limites de ce médium qu'elles utilisent à l'aveugle.

Il ne faut pas oublier que le design est avant tout une profession, et que les enjeux d'un design chrétiens deviennent vite suffisamment complexes pour qu'on ne s'autorise pas de les prendre à la légère.

§2.  Production et propagande

  Si auparavant, nous avons examiné le commerce dangereux et partial qu'entretient le monde chrétien avec les moyens de communications laïques contemporains, il nous faut désormais nous pencher sur une autre tendance, tout aussi risquée, sinon plus : son utilitarisme.
    Car une fois les églises et les artistes lancés dans ce processus de refonte de leur identité et de leur message, on constate, la plupart du temps, une prise de position particulière. Les artistes chrétiens -- et ceci est incontestable -- pillent les codes graphiques actuels pour en faire un emploi autre, voire un contre-emploi. Plutôt que de s'installer, comme ce devrait se faire, dans un schéma dialectique, où le christianisme «discuterait» sa différence d'avec le monde laïque par un jeu avec celui-ci  -- jeux de langages, superposition des discours, détournement intelligent --, les artistes préfèrent au contraire subtiliser des palettes de modes d'expression contemporains, et partir s'installer dans une réalité autre, dans un espace d'expression qui leur est propre, et qui les sépare du monde laïque. Il n'y a pas de dialogue, pas de relation autre que celle, quelque peu prométhéenne, de la technique et du langage volés au monde pour l'usage des chrétiens.
    Et cet état de fait permettrait de mieux comprendre pourquoi le design chrétien ne peut plus se maintenir de lui-même à un niveau d'excellence. Le feu qu'il a volé ne dure qu'un temps, mais quand le combustible est épuisé,  et lorsqu'on n'a pas pris le temps de comprendre comment le créer soi-même -- c'est là le rôle de la dialectique --, on n'a d'autre choix que de retourner le voler. Et c'est pourquoi un design exercé de cette façon ne mènera qu'à une longue histoire de pillages artistiques. Et comme il est nécessaire de ramener le feu chez les siens depuis l'endroit où il fût volé, il est inévitable qu'on accusera toujours un temps de retard sur ses victimes.
    Et ce schéma particulier de vol-réutilisation-épuisement se trouve encore renforcé par l'usage utilitariste qui est fait du butin. La tendance est à l'utilisation des codes artistiques et graphiques non pour eux-mêmes, mais comme outils d'évangélisation. Par une sorte de pieux appât du gain, le monde chrétien a flairé le pouvoir d'adhésion de ces nouveaux codes, et voit avant tout en eux un moyen de rendre le message de l'église  -- et non de Dieu --  plus percutant, plus attractif. Et dans sa précipitation, il ne prend pas le temps de manier ces codes, de les envisager pour eux-mêmes. Le monde chrétien dans son rapport aux images envisage rarement la jouissance esthétique pour elle-seule, comme un but à atteindre, comme peut-être même le seul but dont on soit sûrs à propos des images. L'art n'est plus l'Art avec une  majuscule, vu comme une finalité, comme le «couronnement de l'existence» (Nietzsche), mais comme un simple moyen de ramener des âmes à Dieu. Et le design est dépouillé de toute sa dimension esthétique, pour ne laisser subsister qu'une volonté purement commerciale. Commerce des âmes certes, mais commerce tout de même. Ainsi, agir de la sorte, c'est refuser à l'Art et au Design leurs plus nobles aspects, et cela au nom même d'un Dieu dont on ne cesse de louer la noblesse, et pour qui on souhaite malgré tout offrir le meilleur.
    Mais tant que cet utilitarisme demeurera le principe dynamique majeur de la création artistique chrétienne, nous ne pourrons aboutir qu'à des productions médiocres, à un art d'arrière-garde. La grande force des chefs-d'œuvres chrétiens, comme la peinture de la Renaissance, étaient précisément d'être conçus pour eux-mêmes. L'objet d'art était la finalité de l'action, sa seule finalité. Et l'excellence engendrée par une telle attitude faisait rayonner l'œuvre, qui dans un deuxième temps, qui n'était même pas envisagé à l'origine -- par l'artiste tout du moins -- ramenait les hommes à la grandeur de Dieu. Mais toujours l'œuvre demeurait pour elle-même, indépendamment de toute finalité sociale. Et de même pour les designs de qualité, il importe de ne pas se focaliser uniquement sur ce que veut voir le client, mais aussi et en premier lieu sur ce qu'est le prestataire de service, sur son identité, ses valeurs, afin de ne pas créer une vitrine factice qui n'est qu'une illusion temporaire, qui se voit détruite chaque fois que le client découvre les ficelles du mensonge.
    C'est donc un enjeu majeur pour les artistes chrétiens que de se positionner dans un dialogue avec le monde laïque, afin de ne pas être rabaissé à une dépendance de la créativité laïque qui empêche littéralement l'art de s'exprimer dans l'église. Il faut également apprendre à envisager la création comme une discipline autonome, qui possède ses propres finalités, et qui ne doit pas être sans cesse soumise aux impératifs de l'évangélisation. Sans cela encore, le monde chrétien est condamné à être privé de l'Art.

§3.  Angoisse du néant


        «L'homme est l'être par qui le néant vient au monde»

        «Le néant n'est pas ... il est néantisé par un être qui le supporte».

                                                             Jean-Paul Sartre


    Poursuivons cette entreprise de recensement des erreurs esthétiques chrétiennes, dans l'espoir qu'elle serve ne serait-ce qu'à son auteur. Et pour ce, nous pouvons désormais nous élever au delà de la stricte pratique, de la technique brute, pour examiner les postures fréquemment rencontrées chez les artistes.
   Celle qui nous intéresse ici, c'est cette posture caractéristique par laquelle le chrétien refuse de penser limites, extériorité, néant. Le monde spirituel chrétien est une constante exaltation de la positivité, une focalisation permanente sur ce que chaque chose contient de divin, ou de tension vers le divin. Ce qui en soi est parfaitement justifié par la théologie. Mais lorsque cette positivité est conçue non comme la meilleure partie du réel, mais comme la seule réalité, nous dépassons le message biblique. Nous pourrions symboliser cette dérive de la manière suivante: dans une de ses épîtres, Paul nous demande de ne plus nous préoccuper des choses du monde, mais de nous tourner vers la réalité divine. Deux lectures peuvent être faites de ce verset: la première (que nous appellerons l'interprétation «raisonnable») y voit une injonction à remettre en ordre ses priorités existentielles, à accorder une importance primordiale aux réalités de la foi, principalement l'éthique; la seconde (que nous appellerons l'interprétation «radicale»), nous enjoint à délaisser les choses du monde, à ne plus leur accorder d'importance, et à ne nous soucier que des réalités de la foi. La différence est de taille: d'une certaine manière, ces deux interprétations instaurent une inégalité de valeur entre réalité spirituelle et réalité mondaine, mais la première est un ajustement visant au perfectionnement de l'éthique (toujours donner la priorité à ce qui est juste selon l'ordre divin, si nécessaire au détriment de son propre confort et des valeurs laïques), alors que la seconde nie toute importance des réalités mondaines, qui sont une sorte de «mal nécessaire» qu'il nous faut éviter autant que possible.
   Et c'est ce point essentiel qu'on peut retrouver en esthétique. Là comme dans bien d'autres domaines, c'est l'interprétation «radicale» qui est privilégiée. On demande à l'artiste -- et l'artiste se l'impose également à lui-même sans pression extérieure -- de ne se focaliser que sur des thématiques spirituelles, exaltant les sacrosaintes valeurs évangéliques: foi, bonheur, espoir, courage, combat. Et en cela, nous rejoignons notre thème de la propagande déjà évoqué dans la partie précédente: l'art n'est plus que le véhicule des valeurs les plus attractives de la foi, et se concentre sur elles-seules à l'exclusion des autres. Mais quelles sont-elles, ces autres valeurs, ces autres idées ? Ce sont celles qui n'ont pas le même pouvoir fédérateur: souffrance, doute, abandon, pulsions. Toutes celles qui n'ont pas droit de cité dans la Bible, si ce n'est dans un rôle d'opposition, de négation, de refus des valeurs divines. Dans le cas d'une interprétation «raisonnable», ces idées, ces expériences, font partie intégrante de la réalité du chrétien, qui doit apprendre à vivre avec, à les dominer, parfois à les accepter. Mais dans le cas d'une interprétation «radicale», ces choses ne sont que le néant, elles sont en dehors de la réalité du chrétien, qui n'est que positivité. Tout ce qui est négatif est du ressort du Diable, et la mission terrestre du chrétien est de se couper de ce néant, de le refuser, afin de laisser la positivité évangélique être totalement effective dans sa vie. Qu'une telle positivité totale soit impossible à l'homme, fût-il homme-Dieu, la Bible nous l'apprend lorsqu'elle nous montre un Christ faisant l'expérience du doute à la veille de sa passion. Et en effet, nulle vie humaine ne sera jamais exempte de doute, de sentiment d'abandon, de perte de communication avec Dieu. Le néant guette la bonne âme en quête de positivité pour étendre son emprise sur sa vie. Alors, de deux choses l'une: ou bien ces choses sont vraiment le néant, et dans ce cas chaque incursion du néant dans la réalité du chrétien ne peut être l'œuvre d'un Diable qui serait une sorte de «rien» personnifié, de chantre de la négativité absolue, mais celle du chrétien-même en tant qu'être qui néantise, qui supporte le néant et le crée de lui-même (quelle âme corrompue jusqu'à l'os, celle qui fait surgir malgré elle le néant de sa recherche de positivité), et le refus de considérer ce néant comme constitutif de la vie mène à en prendre sur soi la responsabilité; ou bien il convient d'être plus raisonnable, et de concéder un peu plus d'extension à la réalité, en incluant cette négativité qui fait partie de notre vie humaine sans que nous ressentions le besoin de la nier en permanence, et de feindre de la trouver absente de notre existence exemplaire de disciple du Seigneur.
   Venons en enfin à l'art, où cette radicalité s'exprime avec le plus de vigueur et de naturel. Comment ne pouvons-nous pas être étonnés de l'image du réel que nous renvoie cet art chrétien ? Ce réel si parfait, si bon, si pur, si empreint de l'action éclatante de Dieu, où pas une once de noirceur ne subsiste, si ce n'est quelques touches grisâtres qui ne servent qu'à rendre le blanc plus éclatant encore ... Ce monde qui, somme toute, nous est totalement étranger, et dont chacun aimerait pouvoir faire l'expérience, et croire à l'existence, tout en se murmurant intérieurement l'impossibilité de la chose. Ce monde sans noirceur ni contrastes, manichéen et dualiste, simplifié à l'extrême, ne nous est finalement d'aucune utilité: il ne convainc personne, tant il paraît naïf et fictif, et il ne nous apprend rien, vu qu'il ne sait rien de la réalité même, qu'il s'épuise à nier constamment. Un art de pure positivité ne sera pas un art tant qu'il n'aura pas réhabilité sa part de néant.

§4.  Le rapport au monde expliqué par la dialectique

                                   «La logique a, quant à sa forme, trois aspects:
                                                 a) L'aspect abstrait, ou accessible-à-l'entendement
                                                 b) L'aspect dialectique ou négativement rationnel
                                                 c) L'aspect spéculatif ou positivement rationnel»
                                                           G.W.F Hegel, in Encyclopédie, Logik, Vol. V p. 104

   J'aimerais développer plus en détail ici le problème traité dans la partie II, où il était question du rapport non-dialectique de l'art chrétien vis-à-vis de la culture artistique laïque contemporaine. En essayant de problématiser schématiquement ce rapport de force, mon but est d'aller au delà d'une simple esthétique «à coup de marteau», en proposant des solutions, ou tout du moins en les esquissant.
    Ainsi (1), appelons A le monde artistique chrétien, envisagé seulement en lui-même, et envisageons de même le monde artistique non-chrétien sous l'appellation B. Posons hypothétiquement que B  est également une chose en-soi, c'est à dire une chose caractérisée par son identité, qui est permanente, et non-dialectique. Ce qui revient à dire, plus simplement, que A et B sont des choses statiques, données telles qu'elles sont, et qui n'évoluent pas, qui restent identiques à elles-mêmes selon une certaine permanence, parce qu'elles ne possèdent pas en elles de principe de changement. Dans ce premier cas de figure, les deux mondes restent les mêmes, et ne se rencontrent pas. Mais nous savons par expérience que les deux entrent effectivement en interaction, il faut donc envisager un autre cas de figure. Dans celui-ci (2), nous faisons des deux mondes, A et B, des choses «dialectiques», c'est à dire possédant leur propre principe de devenir et d'action, qui leur permet d'évoluer. Lorsque les deux se rencontrent, ils désirent tous les deux assimiler l'autre, l'absorber en le détruisant, afin de devenir un nouveau soi-même qui englobe leur ancien moi et le moi de l'autre, tout en les sublimant, les dépassant. Dans ce rapport de force, les deux ne peuvent pas  réussir, et l'un doit être nécessairement consommé, supprimé dialectiquement pour permettre une synthétisation qui dépassera leur opposition irréductible. S'offrent alors plusieurs développements possibles, que nous allons passer en revue. Le premier (2.1) effectue le schéma thèse-antithèse-synthèse, et sublime les deux parties opposées pour former un nouveau Tout homogène, à la fois chrétien et laïque. Mais comme nous cherchons à préserver notre spécificité chrétienne, ce développement n'est pas celui que nous recherchons. Les deuxième et troisième développements envisagent la victoire, la suppression-dialectique de chacune des parties, selon le rapport maître/esclave. Dans le deuxième(2.2), le monde artistique chrétien A supprime dialectiquement le monde artistique laïque B. Ce qui signifie qu'il  va «lui laisser la vie et la conscience, et ne détruire que son autonomie. Il ne doit le supprimer qu'en tant qu'opposé à lui et ...agissant contre lui. Autrement dit il doit l'asservir» (Alexandre Kojève).
Le monde chrétien dans la position du maître face à une culture laïque esclave -- non pas dans un rapport de violence, mais de subordination -- voilà qui semblerait être le but que nous recherchons. Mais si l'on se risque à développer les conséquences plus avant, les problèmes émergent. Car si supprimer dialectiquement le monde artistique laïque signifie détruire son autonomie, son principe d'action interne, alors le monde chrétien se retrouve seul aux commandes de son devenir, il devient responsable de son principe d'action. Et l'expérience nous montre bien que l'art chrétien est incapable d'assumer un tel pouvoir sur son propre avenir. Toujours à la traîne, au mieux dans la mouvance, l'art chrétien n'a plus été précurseur depuis plusieurs siècles. Il est devenu dépendant d'une culture laïque qui lui fournit le matériau sans cesse renouvelé qu'il peine déjà à maîtriser, et qu'il est absolument incapable de faire surgir de son propre être. Ce qui ne nous laisse que le troisième et ultime développement (2.3), où le rapport de force est inversé, et où c'est le monde artistique laïque qui assume le rôle de leader dans l'auto-développement, et qui supprime dialectiquement le monde chrétien pour l'asservir dans la dépendance. Et nous reconnaissons-là le monde qui est le nôtre, bien que cela ne nous satisfasse guère.
    Si dès lors, nous devons tenter de formuler des solutions, quelles alternatives nous reste-t-il ? Sacrifier notre spécificité chrétienne (2.1) ? Cette solution bien examinée ne semble pas si inadéquate, si l'on envisage notre être-humain comme la synthèse entre l'homme de chair et l'homme de foi. La véritable incongruité serait, comme nous l'avons vu en partie III, de nier la particule humaine de notre être-humain, pour ne laisser qu'un être éthéré -- et fictif -- qui ne rend pas compte de la réalité concrète. Car le monde artistique chrétien n'est pas destiné à rester asservi à une culture qui diffère de lui et souvent l'ignore, et n'est pas prêt à assumer son propre auto-développement artistique à l'écart du monde laïque. Peut-être est-ce même trop tard, compte tenu de l'imbrication irréversible du religieux et du laïque au sein d'une histoire de l'art qui dure depuis deux mille ans. L'avenir véritable de la pratique artistique chrétienne réside dans l'Être Total, ni chrétien exclusif, ni laïque exclusif, mais synthèse active en devenir des deux aspects fondamentaux, articulés dans une pratique complète et dense de l'art comme quintessence de la vie humaine.

***UPDATE***

(2.1) L'emploi du mot "sacrifice" est à prendre avec précaution. Je ne parle pas ici d'une concession faite à l'orthodoxie de la foi chrétienne, mais d'un sacrifice au regard de nos propres conceptions humaines de la foi. L'enjeu n'est pas véritablement théologique, mais bien plus psychologique, et se joue au niveau de notre vie chrétienne davantage qu'à celui des textes sacrés. Cette notion de sacrifice ne peut s'expliquer que si l'on y joint l'idée selon laquelle notre manière de vivre la foi se fait avec une certaine "marge", une marge de confort que nous nous sommes donnés afin de pouvoir rendre la vie chrétienne plus facile à concevoir, et à appliquer.

Et quelles sont-elles ? Elles peuvent concerner notre manière d'envisager l'être humain dans son passage de la vie païenne ou athée à la vie chrétienne, et davantage encore à forger notre archétype du chrétien. Car au delà de notre modèle ultime qui est le Christ, il semble évident que nous nous forgeons tout plus ou moins un archétype "intermédiaire", qui à défaut d'être aussi parfait que le Christ, est au moins humain de la même manière que nous, et qui constitue donc un objectif raisonnable à atteindre. Cet archétype intermédiaire, c'est le "bon chrétien", l'homme vertueux et pieux, le bon paroissien, peu importe ... Et cet archétype que nous forgeons n'est pas une conception déjà formulée dans la Bible, mais une construction humaine qui prend différentes formes selon notre vision personnelle de la Bible. C'est pourquoi le "bon chrétien" protestant-évangélique n'est pas identique au "paroissien modèle" catholique. Et c'est dans une telle divergence des archétypes intermédiaires que nous pouvons observer ces marges. Celles-ci résultent simplement du fait que la lecture de la Bible implique que chacun projette sa propre psychologie individuelle dans sa lecture selon le mouvement suivant:

 

Bible (foi "objective") ------> Lecture (action performative/projection de la psychologie individuelle) -----> Foi personnelle (Résultat "subjectif")

 

Le simple acte de lire la Bible transforme le contenu objectif du Livre Sacré en un résultat subjectif après avoir passé le texte au filtre de notre propre psychologie individuelle. On pourrait dire, en langage mathématique, que la foi personnelle est fonction de la psychologie individuelle.

 

X = Contenu biblique

f = action de lire

f(X)= Foi subjective

 

Une telle conception peut sembler trop rationnelle pour pouvoir définir la foi, elle se vérifie néanmoins facilement: ainsi en est-il des différentes "sensibilités" au sein des églises évangéliques à travers le monde. Les chrétiens évangéliques pentecôtistes américains, qui évoluent au sein d'une culture américaine marquée par le goût du spectaculaire, ont une sensibilité bien plus charismatique que les églises issues d'une culture européenne plus rationnelle et mesurée.

Si donc notre "archétype intermédiaire" témoigne d'une certaine plasticité du concept d'homme chrétien, ce n'est certainement pas dû à un manque de discernement ou d'exigence, mais plutôt au fait que ce concept est par nature un concept ouvert, évolutif, et historique. Les différentes époques traversées par le message chrétien ont chacune œuvré à leur manière pour l'évolution du concept d'homme chrétien: au missionnaire des Actes des Apôtres se sont succédés les ascètes antiques, les Pères de l'Eglise, les docteurs scolastiques, les chrétiens rationnels des Lumières ... Et si à notre époque postmoderne, notre hésitation fait exploser ce concept en branches diverses, se revendiquant chacune d'une certaine sensibilité (souvent empruntée à une époque passée: retour à la vie des premiers chrétiens, lectures des pères de l'Eglise ...), c'est peut-être que nous n'avons pas encore discerné de quelle manière notre époque est susceptible de faire évoluer dialectiquement notre vie chrétienne vers le futur. Mais ces mouvements de retour au passé semblent être davantage l'aveu d'une peur de l'avenir que de réelles solutions; nous ne sommes plus face à la société qui a vu les premiers chrétiens diffuser le message de l'Évangile, et tenter un retour mimétique à une telle vie chrétienne ne peut être l'avenir du christianisme. Il nous faudrait davantage identifier les enjeux qui sont ceux de notre époque pour s'attacher à les résoudre activement. Pour exemple, l'expansion de la théorie darwinienne de l'évolution a déjà fait entrer le christianisme dans ce mouvement dialectique. En confrontant notre foi à cette théorie, nous avons pu absorber les deux positions antagonistes et les dépasser dialectiquement par la théorie de l'intelligent design. Ce ne sont sans doute là que les premiers pas, mais seul ce mouvement actif et téméraire du christianisme vers le futur peut et doit être la solution.

Et c'est pourquoi toute volonté de figer le concept d'homme chrétien, de le restreindre, de le conformer à des modèles déjà dépassés, ne peuvent être que des impulsions destructrices et négatives pour la foi.


§5 . Déni de la vie terrestre

«Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la Terre et ne croyez point ceux qui parlent d'espoirs supraterrestres. Autrefois le blasphème envers Dieu était le plus grand blasphème. Mais Dieu est mort; et avec lui sont morts les blasphémateurs. Ce qu'il y a de pire maintenant, c'est le blasphème envers la Terre, c'est d'estimer les entrailles de l' «Impénétrable» plus que le sens de la Terre...»

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883

Quand à savoir ce que peut être cet «être-total», et en quoi il diffère de notre habituel archétype du bon chrétien, il faut maintenant en dire un peu plus. Et c'est en prenant comme point de départ cette figure du bon chrétien que nous y parviendrons.
Le bon chrétien est en quelque sorte la concession faite à la radicalité de l'Évangile, celle qui rend la vie chrétienne plus acceptable, plus compatible avec les normes de vie laïque. Le véritable chrétien tel que nous le décrit Jésus, puis Paul à sa suite, est un homme sans autres attaches qu'amour et piété, un homme toujours en mission, un homme qui n'a de repos que lorsqu' advient enfin le Royaume de Dieu, à la construction duquel il a activement participé. Cet homme est incompatible avec le mode de vie occidental tel qu'il s'est développé au cours des derniers siècles. Cette figure du chrétien en mission, du chrétien militant, a été remplacée peu à peu par notre archétype intermédiaire du bon chrétien, pour qui l'essentiel de la vie chrétienne consiste à aménager des espaces de spiritualité malgré les exigences de la société contemporaine. Ainsi le bon chrétien ne vit pas en permanence dans la communion fraternelle, mais s'efforce de participer à des réunions, notées dans son agenda, qui lui permettent de vivre chrétiennement sa vie moderne occidentale. Réunions de prière, culte, cellules, sont autant de petites concessions faites aux exigences de notre société, et témoignent également de la perte de radicalité et de subversion du message chrétien. Le but n'est pas ici de critiquer de telles pratiques - l'évolution du mode de vie étant un mouvement naturel et historique - mais simplement de fonder l'assertion selon laquelle notre idéal intermédiaire du bon chrétien a supplanté l'idéal christique dans notre manière de vivre la foi.
Si il est important de faire ce constat, c'est avant tout pour pouvoir réduire le décalage grandissant entre morale théorique et morale pratique, pour éviter que ne se creuse encore davantage le fossé entre le discours et l'exemple. Car c'est là le principal dysfonctionnement qui a émergé de ce remplacement le l'idéal christique par l'archétype intermédiaire. En effet, je ne crois pas utile de critiquer ce remplacement, de le voir comme le stigmate d'un laisser-aller dans l'engagement chrétien. Seulement, un tel changement doit se traduire par une volonté de repenser toute notre morale pratique, et de la traduire efficacement en actes, afin de ne pas la mélanger avec des exigences qui relèvent encore de l'idéal christique. Mais de cette mutation, on a pas encore pris acte, et le monde chrétien continue de se réferrer à l'idéal christique pour vivre son idéal intermédiaire, ce qui mène les non-croyants à formuler des accusations d'hypocrisie, et les croyants à sombrer dans le désespoir. Pourtant, cette mutation n'est pas sans présenter d'avantages, puisqu'elle s'achemine vers un dépassement de l'opposition entre l'être-séculier et l'être-spirituel. L'archétype intermédiaire, c'est en quelque sorte l'homme qui n'est plus déterminé uniquement par son adhésion au spirituel ou au séculier, mais qui se pose en tant qu'être-total, ni uniquement chrétien, ni uniquement séculier, mais total dans l'affirmation de son être dont spiritualité et sécularité ne sont que des composantes synthétiques qui ne permettent pas de définir entièrement l'individu.
Cet être-total est un enjeu audacieux mais salutaire pour le christianisme, car il est l'opportunité de réconcilier ce qui auparavant n'était que lutte entre une Eglise et un monde qu'elle ne comprenait pas, ou qu'elle jugeait trop sévèrement. Le malentendu du corps et de la vitalité, que nous rappelle Nietzsche ici comme en bien d'autres endroits en réclamant la «fidélité à la Terre», pourrait enfin être réglé par une foi qui n'érigerait plus l'ascétisme paulinien en valeur suprême, mais qui se servirait des avancées de l'histoire, de la science et de la pensée pour rééquilibrer sa position par rapport à la vie biologique, à la réalité concrète. L'être-total pourrait enfin trouver la voie vers la réconciliation d'oppositions qui ne sont bien souvent que le fruit de mésententes, d'extrapolations textuelles, ou de manque de recul sur un discours biblique qu'il reste à révéler et non à décortiquer. Sans refuser le dualisme cartésien qui est partie intégrante du christianisme, il permettrait de réajuster la foi en lui donnant pour principale tâche de vivre, révéler et régir positivement la vie, plutôt que de laisser celle-ci émerger d'une négativité qui bien souvent a tranché allègrement dans ce que la vie a pourtant d'inaliénable et de positif. Il serait possible de ne plus «se tourner uniquement vers les réalités d'en haut» de manière compulsive et mortifiante, mais de «jouir au milieu de son labeur», en accordant à la vie la place qui lui revient, en faisant de la vitalité le moteur de la vie spirituelle, plutôt que d'en faire le signe d'un hédonisme malsain.
Il est à mon sens regrettable qu'à l'heure actuelle, la tendance de plus en plus marquée au sein des croyants soit d'effectuer un retour au mode de vie des premiers chrétiens. Conçu par beaucoup comme un âge d'or de la foi, de l'innocence et de la dévotion, cette époque fût aussi celle de grandes incompréhensions du message biblique, et le moment de pensées des plus extrémistes et fondamentalistes; une époque où il était capital de brider cette vie qui, vingt siècles plus tard, peine encore à se remettre des attaques spiritualistes.

Cette tendance, il ne faut la voir comme une possibilité de salut, de purgation des travers de la modernité, mais au contraire comme une forme de lâcheté, d'aveu de l'impuissance du discours évangélique à prendre vie au sein d'une société qu'elle ne comprend pas, et refuse de comprendre. Un retour en arrière ne fera qu'isoler les chrétiens davantage, et les coupera encore plus d'un monde en marche vers l'avenir et la vérité. Les Temps Derniers ne sont pas un cycle qui revient vers l'an 0, mais une avancée constante -- et pleine d'embûches -- vers les finalités eschatologiques de l'humanité. Les véritables enjeux sont devant nous, pas derrière nous, et les grandes questions à examiner  -- évolution, mœurs contemporaines, etc. ... -- ne peuvent se faire que par une marche courageuse et dialectique du peuple chrétien vers ce qui lui a été préparé.

***

Et de cela, la démarche artistique est solidaire, elle qui se trouve plus que toute autre dans une impasse lorsqu'il s'agit de se positionner de manière chrétienne: l'être-total est la seule possibilité de résoudre efficacement les oppositions qui maintiennent l'art chrétien dans le ridicule mimétique qui est bien souvent le sien. Si déjà Hegel en son temps comprenait que l'art était secoué par des oppositions (spirituel-matériel) qu'il devait tenter de réunir, de contenir, et lui offrait comme destin d'être le terreau de son propre dépassement dialectique --par la religion et la philosophie, à nous qui ne nous inscrivons plus dans le Système de la Science, il nous faut conserver l'espoir d'un art capable de se ré-engendrer soi-même sans avoir besoin d'être supplanté par des disciplines plus nobles.

Et cet art, l'être-total le rend possible, parce qu'il se fixe pour but non pas de dépasser dialectiquement une seule opposition matériel-spirituel, mais qu'il cherche avant tout à trouver la position juste face à la vérité, sans rien en retrancher ni y rajouter, et à affirmer la vie de manière positive à travers cette juste posture. C'est par une sorte de métriopathie entre le physique et le spirituel, dans la pluralité de leurs expressions, qu'on peut envisager de mettre au monde cet art nouveau. Car il ne s'agit plus ici de progresser,de construire, ou bien de détruire et de nier, mais bien de se placer dans l'axe univoque de la vérité, de trouver la Vie elle-même, et de l'affirmer. Cette vie est affirmation totale, elle ne peut être niée, elle ne souffre d'aucune négativité ni retenue, elle est le vivre-vrai total, et donne à voir l'être humain tel qu'il est, sans pudeur ni présomption.

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Mens Gratia Artis
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